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Port-au-Prince, mon désamour

J’ai toujours aimé ce pays comme j’ai appris à aimer les sombres couleurs et les tendres odeurs qui émanent des pages d’un livre. Je ne sais pas trop pourquoi. Malgré le temps, malgré les intempéries de la vie, j’ai appris à l’aimer. Parfois malgré moi. D’un amour si lourd pour mes épaules que de temps en temps il m’arrive de flancher, de douter de sa raison d’être. Voilà déjà quelques années depuis que je me questionne sur le sens et le bien-fondé de cet amour qui devient un fardeau. Pourtant je continue à aimer les livres jusqu’à les prendre en otage. Je continue à parler de ces livres que j’ai aimés ou pas, de ces histoires que j’ai lues quelque part dans la ville – quand il y en avait une et qu’on pouvait y marcher, parfois tard dans la nuit pour écouter les rumeurs de la nuit et faire corps avec les ombres. Ces livres que j’ai lus debout parmi la foule sur une place publique, dans la longue file d’attente à la banque, parfois seul ou à deux dans l’intimité d’une petite chambre d’hôtel de passe ou au bord de la mer quand on pouvait traverser le bicentenaire en toute quiétude pour aller voir le bleu de l’horizon.  

Aujourd’hui je n’arrête pas de pleurer. Pour tous ces amis qui sont partis trop tôt sans avoir vu un nouveau soleil avec des lendemains chaleureux pleins de vie et de lumière se lever sur ce pays où ils ont grandi et appris à vivre tous les jours avec un cercueil sous les bras. Et ces proches que le temps a fauchés pour avoir trop cru qu’il pouvait y construire des rêves avec des mots appris dans les livres et vendre des illusions comme des marchands de feux d’artifice ambulants qui peuplaient les rues de la ville à chaque saison de Noël.

Ce lundi matin du 3 février, j’ai été sidéré à la vue du métal braqué sur ma tempe. Et les injures, et les menaces proférées contre moi m’ont enlevé tout ce qu’il y avait d’humanité et d’amour pour les êtres et les choses. Le ciel était par-dessus la route, je ne pouvais voir son bleu. Tout était gris, ombre et brouillard dans ma tête. En l’espace d’un cillement, j’ai senti la terre basculer et le monstre surgir de son ventre comme dans un film d’horreur. Ce n’était ni Van Helsing, ni La fin des temps, encore moins de la science-fiction. J’étais en plein cœur du réel, là à Delmas 2, à moins de 50 mètres du quartier général du Corps de Maintien d’Ordre. En plein jour, trois hommes à moto nous ont intimé l’ordre de tout donner de la voiture. J’ai pensé à Schwarzenegger, Seagal et Snipes mais je n’avais pas leurs talents pour me défendre. Mon Hollywood à moi en cet instant précis était bel et bien la rue, la voiture et les affaires dedans, Mirline, et les hommes à moto, armés. Sans effets spéciaux. Les lumières étaient le soleil du matin. Le décor constitué de passants, à pieds ou à véhicule, les policiers de l’autre côté de la route, cette pile d’immondices dans le voisinage et les herbes folles qui poussent à l’entour.

Puis, il y avait à côté, sur le trottoir, juste à hauteur de la portière droite, ce petit garçon en uniforme, d’environ huit ans, sac au dos, ses deux mains entourant la mâchoire, assistant à la scène. Il avait apparemment peur, mais il ne pouvait rien faire. J’ai vu tout le désespoir du monde dans ses yeux et tout l’avenir du pays qui s’est effondré comme un château de cartes. Je revois à l’ instant les images du sinistre mardi 12. Les murs qui tombaient, et les édifices qui s’écroulaient dans le plein du vide. Et je me revois, moi aussi, petit garçon, sur un trottoir aux cotés de ma mère qui, en face de l’ancienne Cathédrale de Port-au-Prince, ma main dans sa main, m’emmenait à l’école. Et toutes ces années plus tard, seul ou en compagnie de mes camarades, je déambulais dans les rues pour me rendre au Petit Séminaire, puis à Luc Grimard, plus tard au Lycée Pétion dans les environs du Bel-Air. Ce quartier que je connaissais autrefois par cœur mais qu’aujourd’hui je traverse avec la peur au ventre.   

En un claquement de doigt, j’ai perdu, comme par magie, tout ce qui restait de cette flamme d’amour dont les étincelles, depuis des lustres, peinaient peu à peu à se reconstituer. C’est peut-être l’un des pires et sombres lundis de ma vie. Certainement pas le premier, il y en a eu d’autres, mais pas de si brutal et isolé. Le pire, c’est de s’entendre dire : « Que faisiez-vous là-bas ? Ne savez-vous pas que c’est une zone à éviter, les amours ». Comme s’il s’agissait d’un autre Port-au-Prince, d’un autre petit pays. Dans ce Port-au-Prince des uns et des autres, moi j’en ai pas. Mon Port-au-Prince s’est enfoui sous les balles assassines, car « on tire lamentablement dans la ville », dit le poète. Je ne sais que dire et que faire sur cette petite île des esclaves où la vie revêt un relent de sang et de vulgarité. Petit garçon, le Port-au-Prince que j’ai connu a toujours eu des étoiles dans le ciel et des morceaux de lune dans les yeux des enfants qui cherchaient l’orient la nuit au creux de leur oreiller là où leurs rêves s’amassaient à la pelle. Je ne sais plus où me situer. Je suis perdu, désorienté et désœuvré. Ni Sherlock Holmes, ni Miss Marple, ni Hercule Poirot n’habitent ici. Je ne connaîtrai jamais la suite de cette histoire, ni ce que sont devenues les utopies que je transportais avec moi ce lundi matin d’après la Chandeleur.      

Il y a en moi quelque chose du côté de chez Port-au-Prince : le désamour.

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Auteur·e

dpetitfrere

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