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Etzer vilaire, ce poète mal connu

Etzer Vilaire est un poète méconnu ou plutôt mal connu. C’est Jean-Claude Fignolé qui, en 1970, en a fait la révélation. Point n’est besoin de rappeler que bon nombre de nos poètes classiques, la plupart ayant étudié dans les écoles haïtiennes, sont en grande partie méconnus ou mal connus de ceux qui parlent d’eux. Qu’ils s’agissent de professeurs, élèves, historiens de la littérature ou autres. Et pour cause, ils ne lisent pas les textes. Car quand il leur paraît impossible d’expliquer ou de comprendre un extrait ou un poème de ces auteurs, le plus facile à leurs yeux est de recourir à la religion ou à la superstition. L’on se souvient de l’histoire du papillon noir posé sur le berceau de Coriolan Ardouin. Bref…

Il y a toute une légende autour de ce poète qui a fait la gloire de la ville de Jérémie au début du vingtième siècle. Qu’il fut un enfant maladif, protestant endurci, laïque à certaines heures. Chef de file de la tendance éclectique du mouvement de La Ronde, il lui est souvent reproché par la critique littéraire traditionnelle d’être anti-nationaliste, anti-patriote, pour n’avoir pas pris position contre l’occupation américaine. D’être un écrivain exotique qui n’a donné aucune place à sa patrie dans sa poésie. Du moins, c’est ce qu’on nous a appris et continue encore d’apprendre à nos chers écoliers dans les salles de classe. Que sa poésie manque de pittoresque, nous disent Pradel Pompilus et son compère Raphaël Berou. Même remarque avec Dieudonné Fardin qui dit « Le vocabulaire de Vilaire n’est pas très pittoresque, il refuse d’enrichir la langue par l’apport d’expression locale, à la manière de Durand ». Même cas de figure pour Hénock Trouillot aux yeux de qui « les poètes de la Ronde auraient créé une littérature d’évasion ». Comme si tous les écrivains devraient avoir une seule manière d’écrire. Autrement dit, les mêmes procédés d’écriture. Plus loin, il écrira qu’ « il n’y a eu aucune allusion dans son œuvre [l’œuvre de Vilaire] à l’occupation américaine ».

En effet, dans un article paru le 24 juin 2014, notre collègue Wébert Charles avait déjà porté un démenti formel. À savoir qu’il a publié à compte d’auteur un livre titré La vie solitaire pendant l’occupation américaine, lequel a été retrouvé dans les archives de son petit-fils, Etzer Vilaire Fils. Une prose poétique d’une grande beauté, écrite dans une langue savante, avec des descriptions qui rappellent les belles natures de Les rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau. Le poète évoque, non sans colère, la violence de la traite négrière et les conséquences de la colonisation, y compris l’invasion des Yankees au début du vingtième siècle.

Vilaire est un classique de la littérature d’Haïti. Enseigné dans les écoles, précisément au Secondaire, son œuvre a été longtemps indisponible sur le marché. Mis à part son recueil de poèmes Les dix hommes noirs, il a publié des œuvres de grande portée historique, politique et littéraire. Enfant, nous avions appris plein de choses pour ne pas dire plein de mythes sur les écrivains haïtiens. Tant dans les manuels que dans les cours de littérature fortuits qu’il nous arrive d’avoir au fil des années. Ce que l’on connaissait d’Etzer Vilaire, par exemple, se résumait à sa déception amoureuse qu’il a connue avec Henriette Rouzier qu’il immortalisa dans ses Pages d’amour, et à qui il fait allusion dans Les dix hommes noirs.

Écolier, l’on ne nous a jamais appris qu’en 1912, son œuvre a été couronnée par l’Académie française. D’ailleurs, que savait-on, par ces temps d’errances et d’ignorance, d’une Académie ? Ni le mot ni la chose n’étaient encore à la mode ici. Chez nous. Il a fallu l’élection de Dany Laferrière pour qu’on en parle. Poète de l’universel, de la nature humaine, Vilaire est, par la force de son écriture et le choix des thèmes qui prédominent dans sa poésie, un fin romantique. Amoureux de la nature, c’est toute la vie humaine avec tous ses soubresauts, ses coups bas et ses risques et périls. Son œuvre charrie toutes les péripéties de la vie quotidienne haïtienne de son époque. Ce n’est pas sans raison que l’historien Roger Gaillard a cru voir dans ses deux premiers recueils, l’un aux accents tristes et l’autre aux élans tragiques et fatals, le « témoin de nos malheurs ». Tant qu’il a su dire le mal de ce pays, l’angoisse qui le rongeait devant l’abandon total de la jeunesse de sa terre désespérée et désorientée, devant « l’agonie morale » de cette société qui pue l’indécence. Cette « société bloquée », mangeuse d’hommes et de femmes, qui frise l’indifférence et l’effondrement.

Dieulermesson PETIT FRERE


Haïti : littérature, sexe, tabou…

Le mot « sexe » n’existe (presque) pas ou plus dans la littérature haïtienne. C’est Dany Laferrière qui a eu l’heureuse audace de souligner dans son Journal d’un écrivain en pyjama qu’« écrire le sexe, c’est parfois mieux que le faire » ( p. 164). Mis à part quelques flirts dispersés çà et là dans quelques paragraphes ou une page tout au plus dans une œuvre, tout le reste n’est autre que des histoires de bonne compagnie. Comme si parler de sexe ou décrire des scènes érotiques relevait d’un péché capital, voire mortel. Qu’il faudrait alors se préserver des flammes de l’enfer ! Moralisme oblige. Quel écrivain haïtien prendrait le risque de mettre en scène un héros ou une héroïne se vautrant dans la luxure ?

Robert Desnos écrit dans De l’érotisme que « l’œuvre de Sade a révolutionné la littérature érotique autant que la littérature en général » (p. 98). Ici, nous vivons dans une société où les mythes et les tabous ont la vie dure. Ce qui fait que des questions liées à l’homosexualité, l’androgynie, l’inceste sont considérées comme une « boîte de Pandore ». Or, l’amour qui nous fait vibrer aujourd’hui et que nous revendiquons avec la liberté de nos actes comme prétexte est celui que formule Sade dès la première Justine et qui, avec Les liaisons dangereuses de Laclos,  La religieuse ou Les bijoux indiscrets de Diderot et les Lettres portugaises de Guilleragues d’une part, Les confessions de Rousseau d’autre part, « constitue le point de départ de toutes les œuvres d’ordre purement amoureux » (Desnos, p. 94).

Il est dit que le 1929 d’Aragon et de Péret est une preuve que l’amour fou surréaliste prenait parfois les formes les plus crues. Que dire de Le sexe mythique (1975) de Nadine Magloire et Alléluia pour une femme-jardin (1981) de René Depestre , deux œuvres qui furent les premières à se détacher de la pudibonderie amoureuse de l’époque duvaliériste ? Même si la palme revient à Jacques Stephen Alexis (L’espace d’un cillement, 1959), Marie Vieux-Chauvet (Amour, Colère et Folie, 1968), les premiers à avoir mis sous nos yeux, quoiqu’en filigrane, la description de scènes érotiques.

Il ne fait pas de doute que la littérature a une influence sur les mœurs. Car elle « doit signaler quelque chose, différent de son contenu et de sa forme individuelle, et qui est sa propre clôture » (Barthes) parce qu’utilisant « le langage (qui) lui-même est un fait social » (Escarpit). Impossible à l’heure actuelle de faire un état des lieux de la littérature érotique en Haïti, puisqu’elle n’existe pas encore. Même si Kettly Mars est, jusqu’ici, la seule écrivaine à avoir mis dans ses romans une « imbrication du désir ».

Quel écrivain haïtien écrira le premier grand roman de l’homosexualité ?

 

Dieulermesson PETIT FRERE


Cavaillon, la ville tournesol

Je suis arrivé à Cavaillon au clair du crépuscule. Vendredi n’est pas un jour comme les autres, c’est le début du week-end. En cet après-midi tranquille et splendide, j’ai la tête aux ballades vespérales. La ville porte mal cette odeur ténébreuse. Deux jours depuis que les habitants sont dans le noir. Tout le monde se plaint, se lamente sur cette obscurité qui tombe sur la ville comme une malédiction. Avec ses rues propres, grouillantes de monde, les maisons bien construites, les écoliers au visage rayonnant d’espoir, la vie brandit ses airs dans le silence des passants, tout heureux de rentrer chez eux après une journée de dure labeur. Ici, les gens sont sympas. Ils sont toujours prêts à vous offrir un morceau de sourire. Cette contagion de leur joie de vivre.

Située dans le département du Sud, Cavaillon est une commune de l’arrondissement d’Aquin. À quelques vingt-cinq à trente minutes de la ville des Cayes, elle compte cinq sections communales (Boileau, Martineau, Gros-Marin, Mare-Henri et Laroque). Ce qui laisse l’impression qu’elle fait la grosseur d’un poin(t)g. Malgré le bleu colorant luisant sur les portes d’entrée, le bleu du ciel faisant corps avec la voûte de la belle Église Notre Dame du Perpétuel Secours au cœur de la Place d’Armes, la cité de Sylvio Cator ne dispose pas pour autant d’espaces de loisirs. Le seul lycée qui reçoit les élèves de la septième année fondamentale à la rhéto, le Lycée Platel Mageste de Cavaillon logé dans l’enceinte même d’une École nationale, est dans un piteux état. Isolé entre les haies de cactus, la poussière grasse du midi et les herbes folles, sans électricité, sans eau et sans bibliothèque et sans terrain de jeux, il est nettement dépourvu du strict nécessaire d’un vrai établissement scolaire.

Cavaillon, la terre de Gérard Jean-Juste, Yvon Neptune, Rodney Saint-Éloi et tant d’autres, est une ville debout. Aux accents aigus. À quelques mètres de l’entrée principale, sur la gauche, on trouve le commissariat de police. Plus loin, sur le coin droit, c’est le restaurant Kay madan Alfred, avec ses odeurs épicées, ses plats fumants qui accueille le visiteur, content de se rafraîchir après avoir laissé Port-au-Prince, cette capitale encombrante, alourdissante, malodorante et aux bruits sourds.

La villa des Tournessols, un havre de paix

À Cavaillon, il existe un orphelinat, la Villa des Tournessols, un havre de paix pour les petites filles démunies des différentes contrées du pays. Mis sur pied en 2008 par sœur Marie-Carmelle Durand, il constitue un vrai asile pour ces enfants au cœur candide, ces petites filles animées du désir de vivre, de tisser des rêves aux pieds de ce pays branlant, peinant à dessiner des aubes heureuses pour le bonheur de ses fils et ses filles. Elles sont trente-six à l’orphelinat. Les enfants ont droit à trois repas chauds par jour, elles vont à l’école gratuitement et disposent des heures de loisirs qu’elles utilisent dans la fabrication d’objets artisanaux en atelier pour être vendus, par la suite, à des visiteurs.

Affilié à l’école Marguerite D’Youville, une institution d’enseignement mixte de la zone, l’orphelinat bénéficie du support financier des Sœurs de la Charité de Saint-Hyacinthe, une Congrégation religieuse féminine du Canada. Cet après-midi, le hasard m’a conduit vers Claudia Trudel, Lyne et Sylvie Arseneault, trois québécoises en voyage humanitaire au pays et qui sont tombées amoureuses de Cavaillon qu’elles qualifient de paradis terrestre. En plus de travailler avec les enfants, elles se sont fait beaucoup d’amis, ont joué aux cartes avec des gens qu’elles trouvent toujours de bonne humeur. Elles qui croyaient qu’Haïti n’était qu’un pays pauvre, voué à la violence. Mais les gens oublient que la violence est partout dans le monde. Ici, elles ont rencontré des gens accueillants, les écoliers bien mis dans leur petite uniforme, des paysans qui offrent aux passants tout l’or de leur sourire. Et cet air festif qui ponctue la ville…

À Cavaillon, la vie sourit au rythme du jour. Il y a le soleil, les arbres, le silence et surtout la rivière. Il suffit d’un seul soir, au bord de cette eau qui capte à elle seule toute la beauté du bleu azuré et le chant de la nuit pour découvrir toute la tendresse de la nature. Cette nature qui nous aime et ne cesse de nous ouvrir son sein, comme l’a signalé le poète Lamartine. Cavaillon, la ville d’espérance, ouverte au bonheur, est une fierté haïtienne.

Dieulermesson PETIT FRERE

 

 

 

 


Mathilde dans ma mémoire…

J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.

Baudelaire, Les fleurs du mal, Spleen, LXXVI.

Il y a le bleu de la mer. Il y a le gris de l’horizon. Et le ciel. Le vide. Puis, l’étendue…

Il faisait déjà nuit quand la voix du capitaine annonça le décollage. L’avion avançait lentement sur le tarmac, dans le plus grand silence comme un vieux serpent cherchant sa route au fond des bois. Il pleuvait dehors, de ces pluies fines qui annoncent le lever du jour. Mathilde rangea ses affaires dans son sac à dos et prit place à côté de moi. Elle devait avoir vingt ans quand je l’ai rencontrée pour la première fois.

C’était à Nice, sur la côte de la Méditerranée, un après-midi de mai quand les bateaux partent pour l’Atlantique. Un vent d’amertume flottait dans le coin de ses yeux. Elle avait l’air triste. Je pensais tout de suite que c’était peut-être à cause d’un chagrin d’amour. Elle marchait la tête dans la lune, les yeux mi-clos, c’était à peine si elle arrivait à contrôler ses pas… Je me suis mis à la regarder longtemps. Brusquement, elle s’arrêta, à quelques mètres de l’entrée qui donne accès au pont. Je pensais à l’aborder, lui dire le bonjour et m’enquérir de la cause de son malaise. Mais ce regard renfrogné, son rire étrange, j’ai tout de suite renoncé.

Elle était là sur le pont, juste à côté de moi, les bras appuyés contre le mur, le visage renversé, elle cherchait la face de l’eau. Elle avait un beau corps. Elle portait une longue jupe, fine, d’un bleu pale, couleur du ciel lorsque le temps est peu clair, et qui laisse voir ses hanches. Un t-shirt crème sans motifs faisait deviner les contours de ses deux petits seins. Le vent balançait la base de sa jupe. J’ai pu voir ses petits pieds roses, elle les balançaient doucement dans l’étendue. Elle tenait une bouteille d’eau dans une main et un livre dans l’autre avec un crayon à l’intérieur qui devait sans doute luiservir de marque-page. Le crayon tomba et roula jusqu’à mes pieds. Je me baissais pour le ramasser et mon front se heurta contre le sien au moment de me lever. Nos regards se croisèrent. Nos lèvres aussi. Surpris, nous nous excusions timidement avec ces mots maladroits dont on se sert en temps d’embarras.

Le soleil se couchait à peine. Les derniers rayons traversaient le ciel à la manière d’un courant d’air tellement tout passait si vite. Comme s’il fallait faire place à autre chose. La nuit, par exemple. Nous sommes restés longtemps sur le pont à attendre. À regarder passer le temps, l’onde qui fuit. À parler du passé, des autres, de nous. Et de tous ceux qui prennent la mer pour revenir ensuite ou ne plus revenir. L’espoir en bandoulière, en direction de toutes ces illusions perdues.

Le Pandora, un gros bateau de croisière grec, venait de jeter l’ancre. Nous le regardions s’éloigner, déchirant l’eau en direction du levant. Un gros coup de klaxon troua le silence. Au loin, un éclair fendit le ciel. Je regardai l’heure, 19h42, Mathilde avait froid. Elle appuya sa tête contre mon épaule et se mit à me parler à voix basse. Cela faisait seulement quelques heures que nous nous étions rencontrés. Le courant passait si vite que nous avions l’impression de nous être connus des milliers d’années auparavant. Je passais ma main droite autour de sa taille et la serrais contre moi. Elle fit de même. Je sentis toute la chaleur du soleil contre mon corps. Quelques gouttes d’eau dégoulinèrent le long de mon épaule droite. Les yeux rougis par les pleurs, Mathilde ne remettait pas encore de la mort de sa mère, Lise, disparue dans les événements tragiques du 13 novembre 2015 aux abords du Bataclan.

Lise était ce qu’elle avait de plus précieux au monde. Fille unique, toute son existence tournait autour d’elle. Depuis, elle ne s’accrochait plus à la vie, même pas à la sienne devenue jour après jour une peau de chagrin.

Mathilde est à côté de moi. Dans cet avion qui nous emmène sous les Tropiques, le pays de Jacques Soleil pour refaire connaissance avec la terre natale. Le visage collé à la fenêtre, les yeux rêveurs, je me mis à m’imbiber de tous ces souvenirs laissés sur le pont de la côte d’Azur.

Tout à coup, un bruit sec déchira le silence et me fit sortir de ma rêverie. Le temps de reprendre mes sens, l’appareil décollait…

Dieulermesson PETIT FRERE

 


À Anse-à-Pitres, comme des sauvages…

On a beaucoup lu Aux frontières de la soif de Kettly Mars. Ce roman poignant et saisissant sur la situation des sinistrés du 12 janvier 2010 qui espéraient trouver le lait et le miel à Canaan. Ce morceau de terre perçu comme un eldorado à leurs yeux, mais devenu, en un clin d’œil, un lieu cauchemardesque et apocalyptique. Ils étaient nombreux ces chrétiens vivants, demi-morts, larmes aux yeux, le cœur en lambeau, une espérance morne dans leur cadence, à s’aventurer dans ce désert au beau milieu de cette capitale défaite. Canaan, un lieu où ils pouvaient cacher leur sombre misère. Un toit pour déposer leurs lourds fardeaux de la vieille vie en Haïti.

Non, nous ne sommes pas maudits ! C’est ce qu’écrivait Wébert Charles au lendemain de l’élection de Dany Laferrière à l’Académie française le 5 décembre 2013. Comme pour signifier que l’Haïtien a encore de quoi être fier de lui-même. Comme si seulement le rêve suffisait à nous faire pousser, en l’espace d’un cillement, au gré des circonstances, ce voilier qui prend la mer en direction de l’horizon. Suivant les vents contraires avec l’assurance d’échoir aux pieds du paradis.

Faut-il s’imaginer le périple de ces enfants du bon Dieu, en ces matins de soleil d’été, mains tendues, la tête levée vers le ciel, cherchant à tâtons, la route qui mène au pays natal. D’autres, pourchassés, errent, sans âme et sans parapluie de retour, contre la grêle et les douleurs de la faim, vers des lieux inconnus. D’autres encore sont dépouillés, déchirés jusque dans leur être, et conduits jusqu’au port, comme la chronique d’une vraie traversée du désert au rythme des sauvages qu’on amène à Gorée. Comme si Hilarion revenait parmi nous ou Amabelle Désir qui nous apporte la récolte douce des larmes versées de l’autre côté de la terre (promise). C’est Adèle et Pedro, pieds nus, qui laissent leurs souvenirs éparpillés dans la poussière des jours sombres parce qu’ils ne font plus partie du peuple des terres mêlées.

À Anse-à-Pitres, ce coin perdu du Sud-Est d’Haïti, la vie n’aura pas ce goût de terre mouillée qu’Anse-Bleu a su offrir aux Lafleur dans la rumeur du jour qui pointe aux chants du coq. Ni l’odeur de ce sel marin qui embaume les nuits de pleine lune. Ni la saveur et la senteur de cette mangue mûrie que cet enfant, né sous les tropiques, tient dans sa main gauche et prêt à offrir aux prisonniers de La Toussaint. Grannie ne saura jamais le sort de Jonas et ses enfants aux yeux bleus que le vent vulgaire du destin a jetés ici pêle-mêle, le ventre creux, dans ce tombeau à ciel ouvert. Lentement, Anse-à-Pitres enfile son costume aux allures de Peau de chagrin. Sous un soleil torride, le ciel gris-cendre, les uns la peau froissée, les autres le visage déformé par la misère, les enfants d’Ayiti Toma, comme Délira à Fonds-Rouge, lancent des cris désespérés en direction du bon Dieu. Même au fond du gouffre, sans ombre et repères, ils tiennent encore à la survie de leurs vieux rêves brisés…

 

Dieulermesson PETIT FRERE


Kettly Mars au cœur de Canaan

Aux frontières de la soif est un livre entrainant et envoûtant. Pour ce livre , Kettly Mars, invitée d’honneur de la 20e édition de Livres en folie, a reçu en 2011 la bourse de la société du rhum Barbancourt à la création artistique. Le livre sera disponible à la 22ème édition de la foire du livre d’Haïti.

On est en janvier 2011. Une année à peine après le séisme. Fito Belmar en est à son sixième voyage à Canaan. Architecte-urbaniste, il gère des projets de construction de maisons au profit des délogés (les sans-abris) du sinistre pour le compte d’une organisation non gouvernementale. À Canaan, ce n’est pas sa motivation première. Il est plutôt à la recherche de la bonne chair. La chair puérile de ces petites filles au corps sain qui forment ce réseau de prostituées conduit par l’oncle Golème Gédéon, 37 ans, un proxénète cupide et calculateur, sous les yeux résignés de la population. Misère oblige. Voilà Fito Belmar possédé, habité par ce lieu qui, en même temps, le répugne. Il vit reclus. Écrivain, il perd la maîtrise de l’écriture. Entre son séjour à Abricots avec Tatsumi, cette Japonaise fraîchement débarquée en Haïti pour les besoins d’un article sur la situation de l’après-séisme, son attachement à l’alcool et son envie d’écrire ce livre, Fito est perdu. Il lui faut donc son salut.

Aux frontières de la soif est un récit accablant et émouvant. Il dépeint avec force la vie déshumanisante de ces pauvres créatures immolées sur le flanc de cette colline infernale. Ces rebuts de la société qui s’efforcent de survivre dans l’ombre des lendemains à risque. Parce qu’ils n’ont pas la certitude d’avoir découvert la Terre promise. Pas même la Nouvelle Jérusalem. La cité de paix. Encore moins La cité de Dieu. Moïse ne viendra pas. Certainement pas. Godot non plus. La situation désespérée provoquée par la condition inhumaine qui y prévaut n’aura pas de correction immédiate. Même sur le long terme.

Par ailleurs, c’est un récit à travers lequel sexe, pédophilie et prostitution font bon ménage. Fito est un prédateur sexuel. C’est de la chair d’enfant qu’il consomme. Il est déjà allé six fois dans ce lieu maudit. Possédé tout à coup par les vieux démons de midi, il est pris dans la trappe comme un lion pris au filet. Impuissant. Incapable de s’en défaire. Lui qui, auparavant, voulait en finir avec le statu quo. Il fait partie de ces hommes qui, dans notre société, en mal de jouissance, se cachent derrière leur position ou leur statut sur l’échiquier social, pour user et abuser de ces fillettes ou adolescentes animées de bonne volonté, pleines d’avenir mais confrontées aux embûches, aux dures réalités de ce pays mangeur d’hommes et de femmes.

Écrite à la troisième personne, l’histoire est racontée par un narrateur extérieur, invisible. Il est témoin du récit et dispose d’un œil qui voit tout (ce que Todorov appelle la vision par-derrière). Il y a très peu de descriptions, quelques digressions, et des analepses (pour utiliser la terminologie de Gérard Genette) qui marquent des arrêts momentanés du récit par des flash-back importants pour la compréhension et la progression du récit. Les personnages crées par le narrateur n’ont aucun secret pour lui. Il peut même lire dans leur tête.

La technique narrative utilisée (des discours directs et narrativisés alternent les scènes et les sommaires) joue un rôle important dans l’économie du récit. Cette sorte de dynamique narrative construit la linéarité du récit avec un nombre important d’événements (ce que Claude Bremond appelle les atomes narratifs) qui font progresser l’action –sans pour autant tomber dans les pièges du détail- et de petites indications sur les personnages, le décor des scènes ainsi que de petits commentaires du narrateur. À observer aussi les marques du discours direct, en italique, comme pour mettre en relief la responsabilité de l’acte du langage –donc du locuteur.

Comme toute œuvre littéraire, Aux frontières de la soif, pour répéter un peu Todorov, s’inspirant lui-même des formalistes russes, a deux aspects : une histoire et un discours. Histoire, parce qu’il évoque une certaine réalité en présentant des événements, des personnages qui s’apparentent et se confondent avec d’autres de la vie réelle. Et discours, parce qu’il y a la présence d’un narrateur qui relate l’histoire et, à son opposé, le lecteur qui la perçoit. Ce que Chklovski appelle l’événementiel et le compositionnel. C’est un récit vivant qui ne laisse de côté aucun des matériaux qui constituent le tissu social de l’Haïti d’avant et d’après le 12 janvier 2010.

Dieulermesson PETIT FRERE


11 bonnes raisons de participer à Livres en folie

Livres en folie, c’est la grande messe du livre organisée chaque année à l’occasion de la fête Dieu par le journal Le Nouvelliste et la Unibank. Elle a vingt-deux ans cette année. C’est beaucoup de chemins parcourus, d’expériences partagées, de passion, d’amour et de folie pour la cause du livre. Cette cause si juste, me direz-vous ! Depuis 1995, la foire n’a pas pris une ride. Voici onze bonnes raisons de participer à cet évènement, le plus grand de tout le pays.

1-         Livres en folie, c’est une fois l’an

Chaque année, dans l’intervalle de mai à juin, la grande machine du plus vieux quotidien d’Haïti et les étoiles de la banque numéro un s’activent pour faire triompher le livre. Toute une pléiade d’activités autour des mots et des pages, les unes plus intéressantes que les autres sont conçues, en partenariat avec des maisons d’éditions et d’autres institutions culturelle. Toutes inscrites dans le cadre de la Quinzaine du livre, elles sont un prélude à la tenue de l’événement incontournable de l’année qui n’a de cesse d’attirer la foule. Rater Livres en folie, c’est comme passer Noël sur un lit d’hôpital avec tout le mal-être que cela provoque.

2-         L’invitée d’honneur

Depuis 2004, Le Nouvelliste et la Unibank mettent un écrivain à l’honneur. Ils « boostent » un créateur en particulier.  Son œuvre bénéficie d’une aura de première main. Ils sont douze écrivains qui, depuis cette date, se sont vu portés au-devant de la scène littéraire. Cette année, la palme revient à une écrivaine honorée à titre posthume : Marie Vieux-Chauvet. Femme de lettres libérée, elle a apporté une touche moderne au roman haïtien en plaçant la femme au cœur de l’action, plaidant pour une libéralisation de sa parole. C’est le choix du monologue intérieur comme on en a vu avec ou chez les tenants du Nouveau Roman au début du vingtième siècle.

3-         La Quinzaine du livre

Depuis tantôt quatre ans, un autre événement est créé autour de Livres en folie, la Quinzaine du livre. Du 9 au 29 mai, ce sont deux semaines de conférences, d’expositions, d’activités qui rassemblent le grand lectorat, les communautés scolaires et universitaires aussi bien que les bibliothèques, les centres culturels et toutes institutions comprenant l’importance de l’objet livre.

4-    Rencontre avec les invités étrangers

Depuis 2011, Livres en folie s’ouvre aux écrivains, intellectuels et universitaires étrangers. Ils sont, en tout cas, nombreux à s’intéresser à cette grande fête de la culture qui a eu le bonheur de réunir tous les Haïtiens autour de cette seule folie : le livre. Ils viennent de différents pays et apportent leur culture en même temps qu’ils s’abreuvent de tout ce qui fait notre fierté : culture, cuisine, mœurs… Christian Garcin, Shan Sa, Madison Smartt Bell, Michel Vézina, Yvan Amar, de Radio France internationale (RFI), sont quelques-unes de ces figures qui ont défilé au Parc Historique de la Canne à Sucre. Cette année, c’est au tour de Carolyn Shread, Yves Chemla, Valérie Marin La Meslée, Thomas Spear.

5-         Découverte des nouveaux titres et de nouveaux auteurs

À Livres en folie, ce ne sont pas les livres qui manquent. Ils sont de tout types, pour tous les goûts et tous les âges. C’est là qu’on découvre toutes les nouveautés. Chaque année, ils sont nombreux les (nouveaux) auteurs à prendre d’assaut l’espace pour voir se faire connaître et avoir de nouveaux lecteurs. C’est donc un espace de promotion et de valorisation de la création. Que les livres soient bons ou mauvais, vous les trouverez tous au Parc historique pour un moment d’éternité.

6-         La plus grande foire du livre de l’année

Il ne fait plus de doute que Livres en folie est le plus grand événement culturel d’Haïti, toutes catégories confondues. Il n’y a absolument aucune raison de le rater. Rien ne peut tenir lieu d’excuse. Un seul livre acheté vous suffit. C’est le plaisir de toucher l’objet-livre, de se frotter avec les écrivains, de pouvoir leur parler qui compte. Comme pour faire un clin d’œil à Phillip Delerm qui nous dit que « La première gorgée de bière est celle qui compte ». Tout le reste vient après. Rater Livres en folie, c’est rater son rendez-vous avec Dieu pour une place au paradis, ou son premier rendez-vous ou sa première nuit d’amour.

7-         Une chance de se familiariser davantage avec les livres

Au cours de cette période, la chance est donnée aux apprentis lecteurs, ceux qui font leurs premiers pas vers la découverte du livre en vue de se familiariser avec. Parce que ça peut donner l’appétit de la lecture en même temps qu’il peut l’augmenter. Le lecteur a cette possibilité d’échanger avec ses auteurs préférés (ceux qu’il a déjà lus ou compte lire).

8-         On achète, on s’amuse, on apprend

Livres en folie, c’est aussi un lieu de détente sain pour l’esprit. En plus de l’aspect commercial de la foire, cette dernière offre aussi la possibilité (aux enfants et écoliers surtout) de s’amuser tout en apprenant plein de (nouvelles) choses. Avec la mise en place des ateliers de lecture, des jeux éducatifs, les concours et autres activités à caractère didactique conçues pour leur plein épanouissement.

9-         Une panoplie d’activités autour du livre et de la culture

Livres en folie, c’est également des émissions à la radio et la télé. C’est toute une série de conférences, de débats, de causeries autour du livre, de la lecture et la culture pendant quinze jours. Les pages des journaux (Le Nouvelliste surtout) remplis d’articles qui tournent autour de ce petit objet qui contient à lui seul la clé de l’univers. C’est donc la Quinzaine du livre où le livre est présenté dans tous ses états.

10-      La fête du savoir, de l’intelligence

Célébrer le livre, c’est encore une autre façon de promouvoir le savoir, l’intelligence, donc tout ce qui touche aux activités de l’esprit. Et célébrer l’intelligence, c’est célébrer l’homme. Il n’y a pas mieux que d’investir dans l’humain si l’on veut effectivement changer sa société, son monde.

11-      Livres en folie, c’est beaucoup d’avantages à tirer

Livres en folie met le livre à la portée du grand nombre. Vous n’avez pas les moyens pour vous procurer tel titre en librairie parce votre bourse ne vous le permet pas ? Eh bien c’est bien le moment de faire le plein. Vous travaillez à plein temps et vous avez toujours souhaité rencontrer un auteur haïtien en particulier et avoir son autographe ? Vous faire prendre en photo avec tel écrivain de votre choix ? Vous faire dédicacer un de ses livres ? Participer à une émission de télé ou de radio à leurs côtés ou les voir sur le plateau ? Vous aviez toujours souhaité participer à un atelier de lecture ou d’écriture ? Livres en folie vous permet de voir tous ces rêves et bien d’autres se réaliser. Les 300 gourdes que vous avez payées à l’entrée du parc, vous les récupérez avec les coupons d’achats qui vous sont offerts (50 gourdes pour l’achat d’un livre jeunesse, 50 gourdes pour l’achat de n’importe quel titre de votre choix, 50 gourdes, une carte de recharge, une boisson gazeuse). Livres en folie, c’est aussi une banque où vous déposez votre argent pour le récupérer par la suite sous une autre forme. Côté exposants, Livres en folie, c’est l’espace idéal pour mieux écouler les stocks. Tout le monde y gagne !

Dieulermesson Petit Frère


La légende de Marie Vieux-Chauvet

L’année 2016 amène le centenaire de la naissance de Marie Vieux-Chauvet. Romancière engagée, femme révoltée, figure de la modernité dans la littérature haïtienne, son œuvre a bousculé le paysage politique de la fin des années 1960, début 1970, et fait encore des remous dans les milieux littéraires et universitaires tant en Haïti qu’à l’étranger. Auteure de sept romans (si l’on considère sa trilogie Amour, Colère et Folie de façon séparée) et de deux pièces de théâtre (La légende des fleurs et Samba), Marie Vieux-Chauvet est à la littérature haïtienne ce que George Sand et Simone de Beauvoir sont à la France, Mary Shelley et Doris Lessing à l’Angleterre et Marie Louise Fischer et Herta Muller à l’Allemagne.

En effet, elle est cette écrivaine qui a non seulement remis l’ordre social établi en question en bravant risques et dangers, mais a aussi et surtout mis à nu les tares et les rongeurs de la société de son époque et s’est positionnée contre toutes les formes de dérive. Qu’elles soient sociales, elle a eu le courage de dénoncer l’avarice, l’hypocrisie et les préjugés de sa classe sociale, d’opter pour une forme de redistribution des richesses en mettant fin aux inégalités et injustices, – qu’elles soient politiques, en critiquant ouvertement et crûment les exactions du régime sanguinaire des Duvalier et réclament la mise en place d’un gouvernement qui se penchera sur la situation des pauvres –donc des plus démunis. La figure d’Alcindor et ses quatre enfants dans le roman Les rapaces, publié à titre posthume en 1986, en est une des preuves les plus convaincantes. La situation des paysans qui travaillaient sur le morne au Lion pour le compte de la famille Clamont dans Amour en est une autre. La légende des fleurs offre aussi un exemple similaire avec l’allégorie construite autour des fleurs. Question de faire ressortir la haine, l’hypocrisie des humains à travers la figure de la violette, laquelle se trouve méprisée, incomprise et rejetée par les autres fleurs, semblables..

Femme éclairée, libérée et émancipée, avec un goût particulier pour la vie mondaine sans pour autant tomber dans un féminisme débridé et à bon marché, elle a révisé, tant dans sa vie que dans ses récits, le statut de la femme en lui attribuant des rôles et des qualités qui sortent de la vie ordinaire. En même temps qu’elle a su créer et imposer sa voix comme femme-écrivain pour l’émergence d’une littérature féminine d’Haïti. Ainsi, la figure de la femme, autant comme personnage romanesque que comme personnage physique, a considérablement évolué. De victime passive, soumise et dépendante, elle gagne une certaine indépendance et devient peu à peu libre, maîtresse de ses idées, ses actes et de sa vie, donc une personne à part entière dont l’existence ne tient pas à la présence d’un tiers.

Qu’il s’agisse de Lotus face au mensonge et la haine des uns et des autres (Fille d’Haïti), Minette face aux préjugés de couleur dans la colonie (La danse sur le volcan), Anette contre les faux-semblants d’une frange sociale et, dans une certaine mesure, Claire face à l’éducation qu’elle a reçue (Amour), Marie-Ange (Fonds-des-Nègres) et Anne (Les rapaces) face à la cruauté des « hommes en noir », ce sont toutes des personnages qui ont su s’assumer et assumer la mission que le destin leur avait confiée. Comme on en a vu avec Nadine Magloire dans Autopsie in vivo et Le sexe mythique à travers le personnage d’Annie. Ces femmes-personnages sont toutes allés à contre-courant des idées reçues et préconçues d’une société qui ne digère pas la tolérance et l’amour de l’autre, voire l’amour de soi. Une société autodestructrice.

Marie Vieux-Chauvet est donc un écrivain engagé. Son engagement est autant politique que littéraire, car avec elle l’on voit inaugurer l’ère du roman moderne en Haïti. Même si certains de ses romans (dont Fille d’Haïti, Amour, Folie) adoptent une perspective narrative (si l’on tient compte des effets de distance, donc le type de discours) qui fait du narrateur un élément du récit (l’instance et la voix narratives et les fonctions du narrateur), l’on retiendra finalement que c’est une conscience qui parle. Il est vrai que, dans son cas, le texte ne renvoie pas qu’à lui-même, et que l’action n’est pas celle des mots les uns sur les autres comme ce fut le cas avec le Nouveau Roman, il y a toutefois cette tentative de « rechercher à atteindre une vérité psychologique évanescente […] » à la Marguerite Duras, Sarraute et Marie NDiaye. En dépit de l’absence de personnes grammaticales sans identité stable due à son attachement au récit traditionnel et cette incapacité de porter son écriture romanesque à assumer, pour reprendre Michel Butor (essai sur le roman, p. 21) à « recueillir tout l’héritage de l’ancienne poésie ».

 

Dieulermesson Petit Frère


6 bis, rue Roussan Camille

J’habitais seule avec ma grand-mère Via, à Port-Royal. Dans ce vieil appartement de la rue Roussan Camille, j’ai appris à dessiner mes rêves sur du papier quadrillé. C’est là aussi que j’ai appris à mettre du gris dans le ciel sur mes cahiers déchirés aux allures de « la belle au bois dormant ». Tatie est pour moi cette vieille femme qui tient beaucoup à mon éducation. Petite fille gâtée voire même rangée, je n’ai jamais voulu quitter cette maison où j’entends encore sa voix qui m’appelle pour le petit déjeuner. Pour aller me coucher ou lui apporter ses lunettes quand l’envie de lire son journal lui passait par la tête.

C’était à la fin des années 80. En pleine période de la dictature. Mon père ne rentrait pas ce soir-là. Il y avait le couvre-feu. Du moins, c’est ce qu’avait annoncé le porte-parole du président, chef de gouvernement à vie.

Ce matin du 13 avril, mon père était sorti avec son ami Jean, comme ce fut le cas tous les autres matins, prendre le bus à l’angle des rues Roussan Camille et de l’avenue de la République. Tout près de la rue de la Place. Il avait l’air triste. La tête ailleurs, un nuage gris obstruant la gaîté de son visage. Il est parti avec le sourire de mes six ans, mon ombre dans ses bras. Pour ne plus revenir.

Tous les soirs, à son retour à la maison, une fois au seuil de la porte, je courais me jeter dans ses bras pour lui témoigner mon attachement. Mon envie de le revoir à chaque fois qu’il rentrait par la porte principale, laissant sa vieille Peugeot 504 à la sortie de la rue Roussan Camille. Le pas léger, il prenait toujours le sens inverse pour nous rejoindre dans notre « trois pièces ». Lui qui disait toujours qu’il ne faut jamais entrer dans une ville par la porte de sortie. L’inattendu est souvent au coin d’une rue. Ça peut ne pas être tout à fait vrai mais il faut toute de même essayer d’y croire.

À la mort de Gran Ma au début des années 2000, maman, qui, jusqu’ici, vivait en terre étrangère, m’a recommandé de faire mes valises. Me voilà obligée de la suivre jusque dans ces terres lointaines. La vie est de l’autre côté, m’a-t-elle lancé sur un ton décidé, l’air un peu triste et le visage rongé par le chagrin. Je n’ai pas vraiment connu Lilie, cette femme si courageuse et si énergique qui m’a mise au monde. Sinon que par la bouche de Man Via quand elle étalait, sur la galerie, une fierté dans la voix et un accent de vieille provinciale, son passé de femme des campagnes. Très tôt le matin, aux premières lueurs du jour, un panier sur la tête, elle prenait la route du marché pour aller vendre le café grillé. Sur le chemin du retour, elle traversa, non sans peine, la ravine Bois-Sèche, longea la petite rue cahoteuse qui débouche sur la grande route et se rendit chez commère Zane pour faire ses commissions. Elle ne rentra chez elle qu’après un long koze , à la tombée de la nuit.

Ce n’est qu’un mois avant la fin de la grossesse de Lilie que Man Via entra à Port-Royal. Mon père a été la chercher à la station dans sa vieille guimbarde. J’ai grandi dans le murmure de cette ville qui marche vers nous à reculons. La rumeur de notre rue enveloppée de nos habitudes quotidiennes. Nos peurs cachetées dans des bouteilles plastiques une fois les Tonton-macoutes débarqués dans notre intimité. Je n’ai pas vu venir l’Apocalypse. Du moins je n’y ai pas pensé. Comme tant d’autres. Quand j’ai laissé la rue Roussan Camille à la fin de mes études secondaires, j’y ai laissé tout un pan de ma vie. Mes souvenirs de petite fille naïve qui grandissait dans l’insouciance, un air de béatitude dans chaque plainte émanée de mon souffle. C’était, enfin, la cave de mes secrets.

Voilà déjà deux jours que je suis revenue sur les terres de mon enfance. Ce matin-là, je suis allée à la rue Roussan Camille. La maison est encore là. Debout comme un arbre qui pointe le ciel. Vingt ans après, elle n’a pas bougé d’un pouce. Sinon que le bleu de l’extérieur qui a disparu dans les eaux de pluie. J’ai traversé la petite barrière qui lâcha un bruit continu. Comme pour crier sa joie de me revoir après une si longue absence. Dans la cour, un peu à gauche, sur un coin du mur, j’aperçus un morceau de tôle carré faisant corps avec le coin de mur. J’avançai d’un pas, les yeux fixés sur la petite enseigne, j’ai lu ceci : « Bienvenue à la cave des souvenirs » .

Dieulermesson Petit Frère

 


Du pouvoir des livres

Lire comme manger est une activité très bénéfique pour le corps et l’esprit. Il est un fait qu’aux yeux de bon nombre de scientifiques que cet instrument de civilisation qui a su résister au temps et doté de cette capacité de faire de nous des migrants développe le sens critique. Et c’est Voltaire qui l’a souligné dans le onzième chapitre de L’Ingénu, « La lecture agrandit l’âme ». C’est donc un acte noble, Car ceux qui lisent, précise la romancière française, Louise Lambert Lambrichs, ont ce privilège de vivre deux fois : d’abord par la lecture, puis par l’expérience directe. Qui ne lit pas ignore ce qui l’attend, et quand ça lui arrive, il n’a pas le temps de le comprendre.

Dans un article paru sur le site web de Demotivateur portant sur les tous derniers résultats des études sur les bienfaits de la lecture, la journaliste Mélanie Bonvard écrit que « Lire seulement six minutes par jour réduit le stress de 68%, rien que ça ! Et la science a trouvé des bénéfices qui vous donneront envie de lire davantage: la lecture permettrait de maintenir votre cerveau en activité de façon plus efficace pour lorsque vous serez plus âgés. L’étude montre même qu’une personne âgée lisant régulièrement un roman sur sa version papier est moins susceptible d’être atteinte de la maladie d’Alzheimer. Mais tout dépend du style de lecture, car les effets positifs peuvent être différents selon la façon dont on lit… ».

Cela dit, les livres ont de véritables pouvoirs. En plus de nous apprendre des choses sur nous-même, l’univers et le monde qui nous entourent, ils peuvent influencer notre comportement. Donc, ils sont capables de changer notre vie. Dans un pays qui n’arrête pas de créer des frustrés, il est un impératif pour nous autres Haïtiens de lire. Lire pour chasser le stress quotidien, pour nous créer notre propre moyen de nous détendre. À défaut d’espaces de loisirs, d’activités liées aux choses de l’esprit, fréquenter les bibliothèques devient alors une nécessité pour quelques dizaines de jeunes que nous avions rencontrés il y quelques jours dans les locaux de la Fondation connaissance et liberté (Fokal).

En effet, dans beaucoup de pays où les dirigeants donnent la priorité aux choses de l’esprit et croient que les idées ont une valeur significative dans le développement, il existe des kiosques à journaux, des bibliothèques ambulantes où les gens peuvent venir lire à toute heure du jour et de la nuit. Il y a des émissions à la radio et à la télé à travers lesquelles l’on incite le public à développer sa curiosité de plus en plus. Nous avons besoin de livres dans les écoles et non de mesures politiques hâtives susceptibles de broyer notre système éducatif. Nous avons besoin d’une vraie Direction du livre capable de soutenir l’ensemble de la chaîne du livre et œuvrant notamment dans la création et la diffusion des œuvres.

Dieulermesson Petit Frère