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Le jeune Karl Marx de Raoul Peck

Sorti en 2017, « Le jeune Karl Marx » du réalisateur Raoul Peck évoque l’avènement sur la scène politique et intellectuel de l’auteur du Capital dans une Europe dominée par la montée du capitalisme.

Acteurs et réalisateur lors de l’avant-première à Berlin en 2017 / Maximilien Buhn via Wikicommons

Histoire d’un homme et d’une pensée (Marx et le marxisme, la pensée communiste), histoire d’un contraste, des contradictions et des inégalités – qu’elles soient sociales ou économique, « Le jeune Karl Marx » emmène le spectateur dans les bas-fonds de la société capitaliste du 19e siècle. Avec tout ce qu’elle implique de faux-semblant, d’hypocrisie, mais aussi de refus, de colère et de révolte contre la misère qui règne au sein des richesses, la révolution industrielle n’aura pas permis de soulager la souffrance des pauvres. Au contraire, elle les a enfoncés dans le gouffre du dénuement et la dégradation de leurs conditions de vie.

Cette fiction met en vedette August Diehl (le jeune Marx, fougueux et ambitieux), Vicky Krieps (son épouse), Stefan Konarske (son ami Engels, bourgeois et bon vivant) et Olivier Gourmet (dans le rôle de Proudhon, anarchiste). Pénétrant et captivant en tous ses points, la jeunesse de Marx, son évolution aux côtés de son ami Engels, la mise en forme de ses idées et sa volonté de transformer le monde – et non de se laisser transformer par ce monde prédateur – tout cela nous est raconté sous un angle qui permet de voir la réalité en face.

Aujourd’hui encore, les crises perdurent dans les sociétés. Leur disparition n’est pas pour demain. Certainement pas. Les inégalités persistent et deviennent de plus en plus criantes. Tout ce qui compte, c’est la recherche accélérée du profit, l’exploitation accrue de l’homme qui conduit à la perte de son humanité – ce que Jacques Stephen Alexis appelle « La belle amour humaine ». Si pour Jean-Numa Ducange ce film doit « être vu comme un hommage, qui ne cède en rien à l’idolâtrie simpliste, dont hélas l’histoire du mouvement ouvrier a été parfois marquée » [1], il est, à notre sens, une belle invitation à repenser le monde et le rapport à l’autre.

Dieulermesson Petit Frère

Raoul Peck, Le jeune Karl Marx, Agat Films & Cie ; Velvet Film ; Rohfilm ; Artémis Productions, 2017, 118 minutes.


[1] Jean-Numa Ducange, “Le Jeune Karl Marx, de Raoul Peck, 2016, 118 min.”, Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 140 | 2018, 203-205.


Une journée d’étude consacrée à Jacques Stephen Alexis

Le romancier et militant politique haïtien Jacques Stephen Alexis est à l’honneur à Paris.

L’Université Paris-Est Créteil (UPEC) accueille, le vendredi 9 décembre 2022, une journée d’étude dédiée à l’écrivain Jacques Stephen Alexis. Organisée par l’École Universitaire de la Recherche du Grand Paris Francophonies et Politique des langues (EUR FRAPP), cette manifestation qui réunit des chercheurs de divers horizons se veut un prétexte pour commémorer le centenaire de sa naissance. Elle aura lieu à l’auditorium Maison des Sciences de l’Environnement (MSE) du Campus Centre à Créteil de 9h à 18h30.

Jacques Stephen Alexis 2022 est le thème retenu et entend proposer des pistes pour appréhender son œuvre au regard des rapports de pouvoir et des savoirs dans les sociétés contemporaines. Constituée de de trois panels entrecoupés de deux pauses cafés et d’un déjeuner, suivis d’une table-ronde sur la revue Legs et Littérature et de la projection du film Jacques Stephen Alexis, mort sans sépulture d’Arnold Antonin, sorti en 2016.

La journée d’étude Jacques Stephen Alexis 2022 fait écho à l’axe 2 Communauté imaginée et politique des langues de l’EUR du Grand Paris FRAPP et s’inscrit à l’intersection des thématiques Migrations, Discriminations et Culture populaire.

Rappelons que la journée d’étude est une proposition de Sylvia Boraso de l’Université  Paris-Est Créteil et l’Université Ca’Foscari de Venise et Dieulermesson petit Frère de l’Université Paris-Est Créteil du laboratoire Lettres, Idées, Savoirs (LIS), sous la supervision de Yolaine Parisot, directrice de l’EUR FRAPP.

Yolaine Parisot est professeure de littératures francophones et comparées à l’Université Paris-Est Créteil et directrice de l’EUR FRAPP. Cheurcheure au LIS, elle a publié de nombreux travaux sur la littérature haïtienne. Ses recherches portent notamment sur les littératures contemporaines d’Haïti et de la Caraïbe, la littérature africaine américaine, les littératures francophones et anglophones des Afriques et de l’océan Indien. Son dernier ouvrage publié s’intitule Regards littéraires haïtiens. Cristallisations de la fiction-monde (Paris, Classiques Garnier, 2018).

Sylvia Boraso est doctorante à l’Université Paris-Est Créteil en cotutelle avec l’Université Ca’Foscari de Venise dans le cadre de l’École doctorale Cultures et Sociétés, en partenariat avec LIS – Lettres Idées Savoirs. Sa thèse porte sur « La représentation du paysage dans les romans haïtiens du XIXe siècle ». Elle a publié des articles sur la littérature haïtienne, notamment sur Louis-Philippe Dalembert et participé au numéro de la revue II Tolemeo consacré à Jacques Stephen Alexis paru en 2019.

Dieulermesson Petit Frère est à l’Université Paris-Est Créteil dans le cadre de l’École doctorale Cultures et Sociétés, en partenariat avec LIS – Lettres Idées Savoirs. Boursier de l’EUR FRAPP, sa thèse porte s’intitule « Écriture du corps et dynamique politique dans la fiction haïtienne contemporaine ». Éditeur, poète et critique littéraire, il a publié de nombreux articles sur la littérature haïtienne et co-dirigé le numéro spécial de Legs et littérature consacré à Jacques Stephen Alexis paru en mars 2022.

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Dieulermesson Petit Frère


En hommage à Jacques Stephen Alexis

Première de couverture

L’Association Legs et Littérature a annoncé la parution, en mars dernier, du 18e numéro de la revue Legs et Littérature intitulé « JACQUES STEPHEN ALEXIS » consacrée à l’éminent écrivain, militant politique, médecin et essayiste Jacques Stephen Alexis, né en 1922. En 389 pages, ce volume propose un nouveau regard pour appréhender la production romanesque et théorique du natif de la cité de l’indépendance.

Paru sous la direction les chercheurs Jean-Jacques Cadet, Michèle Duvivier Pierre-Louis, Ulysse Mentor et Dieulermesson Petit Frère, le numéro réunit plus d’une trentaine de contributions de chercheurs, poètes, essayistes, critiques et professeurs de diverses régions du globe. Il se veut un hommage à la dimension de l’auteur de L’espace d’un cillement dont on célèbre le centenaire de naissance. Alexis est universel, il appartient à l’humanité, c’est cet éloquent message qui émane de toutes ces réflexions émises dans le numéro. Parmi ces contributeurs, figurent : Claudy Delné, Carlo A. Célius, Alba Pessini, Louis-Philippe Dalembert, Navia Magloire, Lionel Trouillot, Frantz-Antone Leconte, Évens Dossous, Mario Alberto Dulcey, Évelyne Trouillot, Chadia Chambers-Samadi, Mélissa Béralus, Yanick Lahens, Guy Régis Jr, Marie-Josée Desvignes, Mirline Pierre, Jackqueline Frost…

Les contributions portent sur différents aspects de l’œuvre théorique et romanesque d’Alexis. Elles proposent plusieurs pistes d’entrée dans cette œuvre immense, construite autour de tout un appareillage de signifiés et signifiants renvoyant à la politique, la littérature, la linguistique, au marxisme, au merveilleux, au réalisme; en d’autres termes, toute la littérature des sciences humaines et sociales.

Il a été constaté ces dernières années, tant en Haïti que sur la scène internationale, un regain d’intérêt pour la personne ainsi que l’œuvre de Jacques Stephen Alexis, figure emblématique de la littérature d’Haïti et de la Caraïbe. À la fois médecin, journaliste, romancier, essayiste et homme politique, ce natif des Gonaïves, qui a débuté dans la littérature par un essai très remarqué sur le poète haïtien Hamilton Garoute, a laissé une œuvre inachevée composée d’articles, d’essais, de contes (Romancero aux étoiles) et de romans qui n’ont cessé d’être l’objet de traductions et d’études sous forme de mémoires, de thèses de doctorat, d’essais et d’articles. 

Le dessin de couverture est  l’œuvre de l’artiste Fritzgérald Muscadin. Il l’a réalisé à partir d’une photo d’Alexis. Ce numéro a bénéficié du support de la Fondation connaissance et liberté (Fokal). En vente en ligne depuis le 11 mars 2022, il sera disponible dans les librairies à Port-au-Prince dans le courant du mois d’avril.

Rappelons que Legs et Littérature est une revue de littérature contemporaine qui paraît tous les six mois. Éditée par LEGS ÉDITION (qui célèbre ses dix ans cette année), la revue propose, à travers des axes de lecture multidisciplinaires, des pistes d’élaboration d’un nouveau discours critique sur la production littéraire francophone.

À propos des directeurs du numéro :

Jean-Jacques Cadet est docteur en philosophie de l’Université Paris 8, enseignant à l’École normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti (UEH). Auteur de Le marxisme haïtien (Delga, 2020) et Marxisme et aliénation. Cinq études sur le marxisme haïtien (Goutte-Lettres, 2021).

Ulysse Mentor est doctorant en littératures française et francophone à l’Université Paris 8 où il est rattaché au Laboratoire « Littérature, Histoire, Esthétique » (EA 7322).

Michèle Duvivier Pierre-Louis, présidente de la Fokal, est docteure honoris causa en sciences humaines de l’Université de San Francisco, elle est coauteure de Haïti. De la dictature à la démocratie ? (2016) et collaborateure au collectif Bonjour Voisine (2013) paru sous la direction de Marie Hélène Poitras.

Dieulermesson Petit Frère, éditeur et critique littéraire, est doctorant en Langue et Littérature françaises à l’Université Paris Est-Créteil. Auteur entre autres de l’essai Haïti : littérature et décadence. Études sur la poésie de 1804 à 2010 (Legs Édition, 2017), Je découvre… Jacques Stephen Alexis (Legs Édition, 2022) et Poème pour une petite fille à l’autre bout du monde (Legs Édition, 2022).

Dieulermesson Petit Frère


Le ciel sans boussole de Watson Charles ou la chronique d’un désastre annoncé

Il y a dans Le ciel sans boussole de Watson Charles une course contre la montre pour la survie. Un besoin d’être et de se sentir exister dans une société où vivre relève d’un perpétuel combat. Ce premier roman annonce le vent d’un avenir prometteur pour ce poète qui, avec ou sans boussole, voit toujours Plus loin qu’ailleurs.

À travers le récit de vie décapant de deux vieux amis, le natif de la Croix-des-Bouquets donne à voir une fresque glaçante de la lente et troublante agonie de l’Haïti contemporaine prise dans les étaux du banditisme politique et du sous-développement chronique. Dans ce pays, rien n’est donné gratuit de nos jours, même pas le sourire. Tout est perdu d’avance et se joue sur le fil du hasard. Il n’y a que le présent qui compte. Si la violence a longtemps dépassé les limites, la corruption et le mépris de l’autre sont devenus la règle d’or car chacun veut à tout prix tirer son épingle du jeu.  

Jackson et Rodrigue sont deux infortunés malmenés par la vie qui traînent leur corps et leur table de jeu là où le destin les conduit, dans les fêtes patronales, pour essayer de joindre les deux bouts. Les voilà « à parcourir les [différentes] villes du pays, à faire l’amour avec des prostituées » (p. 36) autant comme les pèlerins pour mettre un peu de soleil dans leur petite existence. On les retrouve à Belle-Fontaine pour la Notre-Dame du Mont-Carmel, ensuite à Côtes-de-Fer pour la Saint-Joseph. Au retour Rodrigue qui paraît être le plus vieux dont « le corps cache mal un épuisement inquiétant » (p. 25) succombe à un cancer. Et voilà Jackson, le jeune, qui se retrouve seul avec lui-même, sans le sou, obligé de faire face à l’inconnu et l’inattendu.   

La chronique d’un désastre annoncé

Chronique d’un pays en plein cœur de la catastrophe, Le ciel sans boussole porte la voix de tous les (vrais) Haïtiens concernés par la descente aux enfers de cette partie du monde qui, autrefois, a fait la part belle aux puissances occidentales du temps de la colonisation. Charles est sans complaisance. Il ne met pas de fard sur le visage de son pays. Il n’emmène pas le lecteur vers le sud prendre des vacances en se bronzant au soleil. Il le conduit dans les bas-fonds, dans les marchés, à l’église, à la gare de « Portail Léogâne » (p. 26) fourmillant de badauds, à la « rue des Remparts » (p. 20) avec ses relents de boue et d’immondices, devant les bâtiments des bureaux publics, tel le « centre des impôts [qui livre] des faux documents » (p. 27), à la Grand-Rue où les artistes « s’acharnent sur les ferrailles et les bouts de tôle » (p. 27) pour créer du beau, au « Champs-de-Mars » (p. 53) qui n’est plus le rendez-vous des amoureux et des lecteurs, et « dans les interminables couloirs de l’hôpital » (p. 35) qui respirent la mort pour écouter « le vacarme de la ville » (p. 25), oui cette « ville complètement étrange, saturée » (p. 27) par l’exode, la défaillance totale de l’État et surtout ce trop-plein de misère.

Le ciel sans boussole est le récit d’une Haïti nue, vraie qui émeut et bouleverse. Jackson est un homme du peuple, le vrai qui ne se lasse pas de se battre pour rester debout. Il n’a pas fait d’études. Il ne dispose pas d’assez de théories pour comprendre le mécanisme de fonctionnement de la société. Après avoir gagné à la loterie, il espérait changer sa situation, mais c’est mal calculé. Jackson ne verra jamais la couleur de « cet argent qu’il espère tant, celui qui va changer sa vie » (p. 61). Pris pour escroc, il sera arrêté et jeté en prison. Un épisode qui met fin à tous les rêves de changement de ses conditions. Son seul péché était de penser qu’il « pourrait vivre aisément si chacun ne cherchait pas son seul intérêt en pillant le pays » (p. 75). Voilà une phrase qui résume toute la situation d’embrouille de ce pays dont on dit être le plus pauvre du continent américain, mais qui n’arrête pas d’émerveiller le monde tant par la richesse de ses productions que le talent de ses créateurs.

Paru en février 2021 chez les éditions Moires, Le ciel sans boussole a eu la mention spéciale du jury du Prix Senghor la même année. Captivant en tous ses points par la finesse de l’écriture, la linéarité du récit, le livre est le portrait saisissant d’une société en proie à sa propre destruction.

Watson Charles, Le ciel sans boussole, Paris, Les éditions Moires, 2021, 134 pages.

Dieulermesson Petit Frère


Pampelune accueille les Assises de l’édition indépendante

Du 23 au 26 novembre 2021 se tiennent à Pampelune, la capitale de la communauté autonome de Navarre, dans le nord de l’Espagne, les 4e Assises internationales de l’édition indépendante. Des centaines d’éditeurs, de libraires, d’agents, de chercheurs, de distributeurs et autres professionnels du livre et de l’édition prennent part à cette grande célébration du livre.

Organisées par l’Alliance internationale des éditeurs indépendants (AIEI) et l’Association des éditeurs de Navarre (EDITARGI), sous le haut patronage de l’Organisation des nations-unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), le Centre régional pour la promotion du livre en Amérique latine et dans les Caraïbes (CERLALC), le gouvernement de Navarre, les Assises de l’édition indépendante réunissent les acteurs et actrices de tous les continents pour discuter de l’avenir du livre et de l’édition. Espace de rencontres, d’échanges et de partages, ce sera le moment pour les participants d’établir un dialogue sur les enjeux et le rôle du livre comme véhicule de la culture et objet de socialisation et d’émancipation.

Laurence Hugues, Présidente de l'Association internationale des éditeurs indépendants devant un pupitre.
Laurence Hugues, Présidente de l’Association internationale des éditeurs indépendants.

La cérémonie de réception a eu lieu dans la soirée du lundi 22 novembre dans le hall du Parlement de Navarre en présence de la ministre espagnole de la Culture, Madame Rebecca Esnaola, le président de l’Association des éditeurs de Navarre (EDITARGI) Aritz Otazu, la présidente de l’Alliance internationale des éditeurs indépendants (AIEI), le président du Parlement de Navarre, le député Unai Hualde et des éditeursvenus de nombreux pays. Repenser la bibliodiversité, établir des réseaux de relations, d’échanges pour une libre circulation du livre par le biais des traductions, des achats et des cessions de droits constituent le fil conducteur des propos tenus en la circonstance par l’un et l’autre de ces officiels très préoccupés par l’avenir du livre.

Aritz Otazu, président de l'Association des éditeurs de Navarre devant un pupitre
Aritz Otazu, président de l’Association des éditeurs de Navarre

Conçues autour du thème « Célébrer et Repenser (la bibliodiversité) en 2021 », ces assises représentent un moment fort pour les acteurs du livre dans la mesure où « elles permettent d’établir collectivement un portrait de l’édition indépendante à l’échelle mondiale », lit-on dans le document de présentation. Des groupes de travail et des ateliers thématiques mis en place depuis les dernières assises qui se sont tenues en 2014 portant sur 1) les politiques publiques du livre, 2) la liberté d’éditer, 3) le numérique, 4) l’édition en langues locales/nationales, 5) les partenariats éditoriaux solidaires et 6) les impacts des pratiques de dons de livres permettront de (mieux) alimenter le débat et de produire un document portant sur l’orientation et le plan d’action pour les trois prochaines années de gouvernance au sein de l’Alliance.

Mirline Pierre, Fondatrice et directrice de LEGS EDITION
Mirline Pierre, Fondatrice et directrice de LEGS EDITION

Moment opportun pour le devenir du livre et de l’édition indépendante, ces assises doivent fournir un cadre de réflexion et de décision pour offrir aux éditeurs de nouvelles perspectives sur l’édition et les manières de publier autrement.

Créée en 2002, l’Alliance internationale des éditeurs indépendants (AIEI) est une structure professionnelle rassemblant près de 800 maisons d’éditions de plus de 55 pays à travers le monde. Un stand est mis à la disposition des éditeurs membres de l’Alliance dans le cadre du Salon du livre de Navarre qui se tient du 25 au 28 novembre, en parallèle aux assises.

Dieulermesson Petit Frère


Pandémies et catastrophes naturelles dans l’œil de Legs et Littérature

Le dernier Legs et Littérature vient de paraître à la fin du mois de janvier 2021 sous une thématique qui est plus que d’actualité : Écritures, pandémies et catastrophes naturelles. Sous la direction des chercheurs Alma Abou Fakher de l’Institut national des langues et des cultures orientales (INALCO) à Paris et Mourad Loudiyi du Centre régional des métiers de l’éducation et de la formation de Fès-Meknès au Maroc, ce seizième numéro aborde le rapport de l’homme avec la nature, l’environnement, les épidémies et/ou les cataclysmes à travers le prisme de la littérature tout en faisant appel à d’autres disciplines scientifiques, d’où son caractère pluridisciplinaire.

Dès l’éditorial, les directeurs évoquent le problème soulevé dans le volume et invitent le lecteur à parcourir le texte. Le propos vise la mise en relation de la catastrophe et de l’épidémie avec leurs diverses représentations linguistiques et discursives. En 343 pages, les auteurs nous invitent à faire le tour de la question sur des angles divers et différentes approches. Un total de 14 textes critiques, un entretien avec le dramaturge et romancier Guy Régis Jr, deux portraits, 5 notes de lecture et 4 textes de création portant respectivement la signature de Patty, Sarita Cynthia Pierre, Jovensel Ngamaleu et Yves-Mary Fontin constituent l’ossature du volume. Il est illustré des encres de la peintre Édith Lataillade, le numéro a bénéficié du support de l’Alliance internationale des éditeurs indépendants (AIEI) dans le cadre du Fonds de solidarité Covid et la Fondation connaissance et liberté (Fokal).

Dans le texte qui ouvre le volume, titré « L’écriture en temps de cataclysme : pouvoir et portée herméneutique », les éditorialistes soulèvent le problème de la vulnérabilité de l’être humain face aux catastrophes et aux pandémies et les bouleversements qu’elles entraînent à la fois dans le corps social et au niveau du corps de l’individu. C’est donc par rapport aux fréquences de ces fléaux –puisqu’elles se sont constituées comme telles –qu’ils entendent les interroger comme objets de recherche. La fréquence des fléaux est le résultat de l’action de l’homme sur la nature, la biosphère. Aussi vu la fréquence de développement des catastrophes naturelles (éruption volcanique, séisme, tsunami) et des épidémies (choléra, peste, Ebola, Covid-19, HiN1) aujourd’hui, il est d’urgence que la littérature, souligne-t-il, s’interroge sur ces phénomènes et propose des grilles pour comprendre et saisir leur complexité. L’écriture, écrivent-ils, dispose de ce pouvoir de dire »ce qui échappe à l’expression lors de la catastrophe ». Plus loin, ils poursuivent en ces termes : « D’une manière générale, les sciences humaines, en particulier la littérature ouvre la porte à des aperçus sur la manière dont les sujets, dans un corps social et dans un contexte historique donné, ont géré le traumatisme des pandémies et comment donner une valeur à un monde qui s’altère indépendamment de notre volonté ».

Les contributions émanent de divers horizons et portent sur des œuvres de créateurs ou d’auteurs haïtiens, français, égyptiens, anglais, espagnols, islamiques, ivoiriens. D’où il s’agit d’une publication très originale et prenant en compte un large éventail de points de vue. Le premier article signé Myriam Marino Ondo entend, à travers une approche textuelle, explorer un pan de l’écriture romanesque de Louis-Philippe Dalembert dans deux de ses romans : Noires blessures et Ballade d’un amour inachevé. « Effacer la vision du mal et réévaluer le discours catastrophique » serait donc l’objet de ce tableau qui met la poésie au centre. Marina Ondo évoque le séisme de 2010 qui est à l’origine « de la prolifération d’une abondante littérature de la catastrophe naturelle ». Le roman de Laurent Gaudé, Danser les ombres qui met en exergue le séisme en Haïti

De son côté Edith Perry interroge, dans son article intitulé « Sous le règne de la variole », les tensions « entre l’ordre et le désordre qui accompagne qui accompagne toute catastrophe [tout en se demandant] dans quelle mesure elle se reflète dans la représentation de l’épidémie et dans l’esthétique du roman ». Son analyse s’appuie initialement sur La Quarantaine de Le Clézio et d’autres romans de l’épidémie d’auteurs tels Daniel Defoe (Journal de l’année de la peste à Londres), Albert Camus (La peste), Jean Giono (Le Hussard sur le toit), Gabriel Garcia Marquez (L’Amour au temps du choléra) et Philip Roth (Némésis). Son hypothèse, écrit-elle dans son résumé, est de montrer que Le Clézio écrit contre d’autres récits d’épidémie. Après avoir posé d’entrée de jeu le fait que Sartre n’a jamais traité de pandémie dans son œuvre, Mohammed Ajbilou entreprend de montrer dans son papier (« Penser la pandémie avec Sartre »), en mobilisant le concept de la rareté, comment l’individu sérialisé vit dans une méfiance vis-à-vis de l’Autre. Son corpus comprend La peste écarlate de Jack London, Le Hussard sur le toit de Jean Giono, La Peste d’Albert Camus, Journal intime de Kafka et L’aveuglement de José Saramago. Nouha Yaakoubi focalise sa réflexion sur la notion d’affolement de l’imaginaire dans le roman de Vian, L’écume des jours porté à l’écran par Michel Gondry. En priorisant l’adaptation cinématographique, « l’analyse de la mise en image de l’imaginaire catastrophique métamorphosé en déconstruction dystopique chez l’auteur » devient plus facile.

En effet, chaque auteur étudie la question de la catastrophe en faisant appel à un événement particulier. Batjeni Kassoum Soro se propose d’analyser le modèle de lutte adoptée par les peuples de la Côte d’Ivoire contre le Covid-19, Samour Chenouda se concentre sur le jeu de l’humour et la satire dans les textes de prévention et de sensibilisation contre le Covid-19 en Égypte, Roberto Laghi étudie la représentation de la réalité (passé, présent) dans des poèmes parus en ligne en Italie. Qu’ils s’agissent de la misère, de la sécheresse dans Le Soleil des Scorta de Laurent Gaudé et Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain (voir article de Paul Kana Nguetse et Joël Meli Silatsa), la violence et la beauté émanant de la chute brutale de la neige laquelle allie à la fois terreur et fascination vu les procédés linguistiques utilisés par J. R.R. Tolkien dans Le seigneur des agneaux (article d’Éline de Mathuisieulx) et autres, tous les textes du volume s’inscrivent ont un seul et même fil conducteur : le regard des créateurs sur la catastrophe et la pandémie. C’est aussi ce qui fait l’unité et la cohérence du numéro.

Legs et Littérature est une publication semestrielle de l’Association Legs et Littérature (ALEL), dont l’une de leur principale mission est la promotion de la recherche en littérature francophone. Leur prochain numéro sera consacré au continent africain et paraîtra en juillet 2021.

Dieulermesson Petit Frère


Lecture : Eldéric et le Livre des Mondes, de Marie Desvignes

Le premier roman de Marie Desvignes, Eldéric et le Livre des Mondes, paraît en Haïti en 2019 dans la collection Jeunesse de Legs édition, sous la direction de Mirline Pierre. Entre merveilleux et réalité, le roman se lit comme une fable initiatique.

Depuis l’incendie de son école ce soir d’automne, Johann, devenu Eldéric ,se retrouve sur le continent d’Onirix avec la fameuse mission de ramener au sein du peuple Menz les manuscrits sacrés qui détiennent la clé capable de libérer cette population maintenue en esclavage depuis des siècles par la sorcière Theuz. Voilà, pour la trame de ce roman, qui émeut tant par sa teneur que par la foule d’émotions magiques qui se dégage de ses pages. Le roman propose, à travers la figure du héros, une véritable réflexion sur le sens de la vie, sur l’homme, sa mission, son rapport avec l’autre et son devenir dans le monde. Il fait écho à la question évoquée par Lyonel Trouillot dans son roman La belle amour humaine (2011), lequel met en scène la jeune Annaïse qui entreprend un voyage à la recherche de son père, à savoir : quel usage faut-il faire de sa présence au monde ? Ou encore son poème Le testament du mal de mer (2007), qui met aussi cette question au centre du dialogue entre le marin et l’enfant.

Les romans pour la jeunesse ont toujours eu ce côté didactique, par le fait qu’ils mettent en exergue un discours moraliste ou moralisant. Eldéric et le Livre des Mondes ne s’inscrit pas (tout à fait) dans ce registre, car à première vue, il me semble n’être pas le souci premier de l’auteure. Toute la philosophie qui s’y dégage porte plutôt sur la condition humaine. Comment faire vie dans un monde où l’orgueil, la haine de l’autre, la recherche du pouvoir et le besoin de domination l’emportent sur l’amour, l’honneur et le sens du devoir ? Un roman sur le sens de la sagesse, du vivre-ensemble et du bien commun.

À noter que le second tome d’Eldéric et le Livre des Mondes paraît le 15 juillet 2021, soit deux ans après la sortie du premier tome.

Marie Desvignes naît à Port-de-Bouc dans le sud de la France en 1961. Après ses études de DEA en Lettres à l’Université d’Aix-en-Provence, elle a travaillé comme professeure de lettres, animatrice d’ateliers pour enfants et chroniqueuse littéraire à La Cause littéraire, Recours au poème, Libr-Critique et The Dissident…  Poète, nouvelliste et romancière, elle vit à Pau.      

Dieulermesson Petit Frere


Sybille Claude, le chant d’une promesse

Avec son premier roman, Le chant des blessures, paru en 2017 chez Legs Édition, Sybille Claude inaugure l’ère de la nouvelle génération des femmes-écrivains en Haïti. Cette génération qui se construit lentement mais sûrement dans la quête d’une esthétique et d’une identité qui se définissent dans le choix des thématiques, du degré (non zéro) de l’écriture… C’est la voix/voie d’une transition brusque ou silencieuse qui s’opère. Fini le temps du tâtonnement, le bal des médiocres et des écrivains ratés qui cherchent l’inspiration dans un verre d’alcool.

Ce roman aux accents douloureux, d’une finesse d’écriture, d’une musicalité et d’un rythme haletant est le cri de désespérance et du rêve déchiré de tout un peuple à l’agonie. Chant de guerre et chant d’espérance, champ de ruines et de silences amers, le roman dit toute la faiblesse d’un système politique et social incapable d’inventer le désir de vivre, l’illusion du vivre-ensemble et la nécessité d’être et d’habiter son pays.

Le chant des blessures est un roman court et puissant, tragique et violent. Il est ce tout à la fois par la force et la fluidité (toute poétique) de l’écriture, la charge du récit qui relève toute l’urgence et la difficulté d’être et de vivre dans un pays, pour répéter Christophe Wargny, qui n’existe pas parce qu’incapable de sortir ses citoyens de la marge. Où le seul moyen de donner forme à sa présence au/dans le monde, c’est d’écrire ou de partir. Ce roman est le cri d’une société en proie aux déchirements politiques de tout poil qui entravent son développement et l’épanouissement de ses individus. Violent réquisitoire contre la misère, les inégalités et le désespoir, Sybille Claude évoque, par la bouche de sa narratrice, un désir d’être et de renaître par l’art, la libération de soi et de la parole.

Née dans une famille de condition modeste, d’un père intellectuel, poète de surcroit, et d’une mère ordinaire, Sarah Aurore Barreau est cette jeune fille qui, en dépit de son désarroi et des atrocités de la vie, n’entend pas désespérer de l’existence. À la mort de son père, tombé dans le cadre de l’opération Bagdag à Port-au-Prince, son frère prend la mer et meurt noyer sans voir le jour poindre à l’horizon. Seule avec sa mère à l’agonie, Sarah voit sa vie s’en aller comme son frère, son complice, « son double […], son meilleur ami, la personne à laquelle elle a toujours voulu ressembler.

Le chant des blessures, un roman à lire absolument !

Dieulermesson Petit Frère


Port-au-Prince, mon désamour

J’ai toujours aimé ce pays comme j’ai appris à aimer les sombres couleurs et les tendres odeurs qui émanent des pages d’un livre. Je ne sais pas trop pourquoi. Malgré le temps, malgré les intempéries de la vie, j’ai appris à l’aimer. Parfois malgré moi. D’un amour si lourd pour mes épaules que de temps en temps il m’arrive de flancher, de douter de sa raison d’être. Voilà déjà quelques années depuis que je me questionne sur le sens et le bien-fondé de cet amour qui devient un fardeau. Pourtant je continue à aimer les livres jusqu’à les prendre en otage. Je continue à parler de ces livres que j’ai aimés ou pas, de ces histoires que j’ai lues quelque part dans la ville – quand il y en avait une et qu’on pouvait y marcher, parfois tard dans la nuit pour écouter les rumeurs de la nuit et faire corps avec les ombres. Ces livres que j’ai lus debout parmi la foule sur une place publique, dans la longue file d’attente à la banque, parfois seul ou à deux dans l’intimité d’une petite chambre d’hôtel de passe ou au bord de la mer quand on pouvait traverser le bicentenaire en toute quiétude pour aller voir le bleu de l’horizon.  

Aujourd’hui je n’arrête pas de pleurer. Pour tous ces amis qui sont partis trop tôt sans avoir vu un nouveau soleil avec des lendemains chaleureux pleins de vie et de lumière se lever sur ce pays où ils ont grandi et appris à vivre tous les jours avec un cercueil sous les bras. Et ces proches que le temps a fauchés pour avoir trop cru qu’il pouvait y construire des rêves avec des mots appris dans les livres et vendre des illusions comme des marchands de feux d’artifice ambulants qui peuplaient les rues de la ville à chaque saison de Noël.

Ce lundi matin du 3 février, j’ai été sidéré à la vue du métal braqué sur ma tempe. Et les injures, et les menaces proférées contre moi m’ont enlevé tout ce qu’il y avait d’humanité et d’amour pour les êtres et les choses. Le ciel était par-dessus la route, je ne pouvais voir son bleu. Tout était gris, ombre et brouillard dans ma tête. En l’espace d’un cillement, j’ai senti la terre basculer et le monstre surgir de son ventre comme dans un film d’horreur. Ce n’était ni Van Helsing, ni La fin des temps, encore moins de la science-fiction. J’étais en plein cœur du réel, là à Delmas 2, à moins de 50 mètres du quartier général du Corps de Maintien d’Ordre. En plein jour, trois hommes à moto nous ont intimé l’ordre de tout donner de la voiture. J’ai pensé à Schwarzenegger, Seagal et Snipes mais je n’avais pas leurs talents pour me défendre. Mon Hollywood à moi en cet instant précis était bel et bien la rue, la voiture et les affaires dedans, Mirline, et les hommes à moto, armés. Sans effets spéciaux. Les lumières étaient le soleil du matin. Le décor constitué de passants, à pieds ou à véhicule, les policiers de l’autre côté de la route, cette pile d’immondices dans le voisinage et les herbes folles qui poussent à l’entour.

Puis, il y avait à côté, sur le trottoir, juste à hauteur de la portière droite, ce petit garçon en uniforme, d’environ huit ans, sac au dos, ses deux mains entourant la mâchoire, assistant à la scène. Il avait apparemment peur, mais il ne pouvait rien faire. J’ai vu tout le désespoir du monde dans ses yeux et tout l’avenir du pays qui s’est effondré comme un château de cartes. Je revois à l’ instant les images du sinistre mardi 12. Les murs qui tombaient, et les édifices qui s’écroulaient dans le plein du vide. Et je me revois, moi aussi, petit garçon, sur un trottoir aux cotés de ma mère qui, en face de l’ancienne Cathédrale de Port-au-Prince, ma main dans sa main, m’emmenait à l’école. Et toutes ces années plus tard, seul ou en compagnie de mes camarades, je déambulais dans les rues pour me rendre au Petit Séminaire, puis à Luc Grimard, plus tard au Lycée Pétion dans les environs du Bel-Air. Ce quartier que je connaissais autrefois par cœur mais qu’aujourd’hui je traverse avec la peur au ventre.   

En un claquement de doigt, j’ai perdu, comme par magie, tout ce qui restait de cette flamme d’amour dont les étincelles, depuis des lustres, peinaient peu à peu à se reconstituer. C’est peut-être l’un des pires et sombres lundis de ma vie. Certainement pas le premier, il y en a eu d’autres, mais pas de si brutal et isolé. Le pire, c’est de s’entendre dire : « Que faisiez-vous là-bas ? Ne savez-vous pas que c’est une zone à éviter, les amours ». Comme s’il s’agissait d’un autre Port-au-Prince, d’un autre petit pays. Dans ce Port-au-Prince des uns et des autres, moi j’en ai pas. Mon Port-au-Prince s’est enfoui sous les balles assassines, car « on tire lamentablement dans la ville », dit le poète. Je ne sais que dire et que faire sur cette petite île des esclaves où la vie revêt un relent de sang et de vulgarité. Petit garçon, le Port-au-Prince que j’ai connu a toujours eu des étoiles dans le ciel et des morceaux de lune dans les yeux des enfants qui cherchaient l’orient la nuit au creux de leur oreiller là où leurs rêves s’amassaient à la pelle. Je ne sais plus où me situer. Je suis perdu, désorienté et désœuvré. Ni Sherlock Holmes, ni Miss Marple, ni Hercule Poirot n’habitent ici. Je ne connaîtrai jamais la suite de cette histoire, ni ce que sont devenues les utopies que je transportais avec moi ce lundi matin d’après la Chandeleur.      

Il y a en moi quelque chose du côté de chez Port-au-Prince : le désamour.


Le petit bijou de Wien Weibert Arthus

J’ai lu le dernier livre de Wien Weibert Arthus : Duvalier à l’ombre de la guerre froide. Les dessous de la politique étrangère d’Haïti (1957-1963). J’en suis sorti content et satisfait. La lecture n’a pas été du tout vaine tant le livre valait la peine d’être lu. Il est d’une rare richesse documentaire. Bien écrit. Dans une langue bien travaillée, d’un style clair et d’une écriture assez limpide. Jamais je n’ai ressenti au cours de sa lecture ce sentiment d’avoir gâché des heures pour rien comme il en est de pas mal de livres que j’ai eu beaucoup de peine à digérer lors de ces moments fous, ce plaisir qui dure que j’essaie toujours de trouver à travers les mots et les pages. Et j’ai appris bien de choses sur cette période. J’en suis parfaitement conscient. Preuve que le jury ne s’est pas du tout trompé en accordant au professeur Arthus la bourse de la société du rhum Barbancourt en 2013 pour l’achèvement de l’ouvrage.

En effet, cet essai se lit comme une chronique. Il ne s’agit pas d’une histoire romancée. Même si ce que le Dr Arthus nous donne à lire revêt un caractère narratif. L’auteur ne se contente pas de rapporter les faits comme bon nombre d’historiens traditionnels se contentent de le faire. Il s’est évertué à les analyser minutieusement à la lumière d’autres événements, du contexte politique national et international. Il s’agit bien d’une page d’histoire des relations internationales d’Haïti, car généralement, quand on parle de Duvalier, on ne voit que sa politique intérieure largement dominée par la violence, la dictature, la corruption et toutes les formes d’abus et d’exactions.

Une diplomatie instrumentalisée

Ici il est surtout question de l’influence des facteurs internationaux sur la politique de l’homme aux lunettes noires. Ce dernier est présenté comme un véritable stratège dans sa manière d’entretenir des rapports avec la France, les États-Unis, Cuba, la République Dominicaine, l’Afrique (notons toutefois qu’Haïti prend une part active au processus d’indépendance des pays africains même quand d’autres intérêts sont en jeu, (p. 228) et l’Église (qu’il soit catholique ou protestante). Lui qui n’a jamais voyagé hors d’Haïti, sauf en décembre 1959, nous apprend l’auteur, « pour signer un accord avec le général dominicain Rafael Trujillo, à Jimani, ville située sur la frontière entre Haïti et la République Dominicain » (p. 92). Par souci de conserver son pouvoir. Puisque, poursuit l’ancien journaliste de Caraïbes FM, « C’est depuis ses bureaux au Palais national que Duvalier conduit les affaires étrangères d’Haïti » (p. 92).

Au fait, Duvalier à l’ombre de la guerre froide. Les dessous de la politique étrangère d’Haïti (1957-1963) n’est pas un livre écrit à la va-vite à partir des idées reçues et préconçues. Autrement dit, il ne s’agit pas d’un livre de second degré, dilué dans les discours généralement véhiculés sur ce personnage qui a pu, à partir de mille et une manœuvres se maintenir au pouvoir, en dépit des contestations et des luttes de toutes sortes pour le renverser. Issu d’une famille modeste et ayant grandi dans l’univers de sa famille paternelle, puisque n’ayant jamais connu sa mère, François Duvalier est tantôt présenté comme un homme ordinaire (avec une vie, une famille, des amours, des amis) mais aussi comme un homme dont le tempérament est d’autant difficile à cerner.  

En effet, d’aucuns n’admettent que Duvalier et ses tontons macoutes sont très présents dans la politique haïtienne de ces vingt dernières années. Dans les propos autant que dans les actes, le duvaliérisme nous imprègne et s’installent dans nos mœurs, nos pratiques et nos modes de réflexion. C’est, jusqu’à  date le régime politique le plus long (29 ans de pouvoir) qu’Haïti ait jamais connu. L’on se souviendra certainement de celui de Jean-Pierre Boyer (1776-1850), le quatrième président d’Haïti (ayant passé 25 ans au pouvoir et dirigé l’île entière pendant 21 ans).

Partant du principe aristotélicien qui conçoit la politique comme « l’agir humain en communauté », donc dans la cité et que ce qu’on appelle cité, c’est-à-dire, la « communauté politique », elle vise donc un bien et une fin suprême, laquelle se définit par l’autarcie (l’autosuffisance), le bonheur et le bien-vivre, l’on est en droit de comprendre que Duvalier n’a su utiliser la politique que pour atteindre ses propres fins. C’est un politicien madré et astucieux comme on en voit de nos jours, qui sait profiter de toutes les opportunités, toutes les occasions pour tourner les situations en sa faveur. Il est certes doué de dialogue, de persuasion mais n’est pas, à proprement parler, un  « être politique » au sens que le définit Hannah Arendt, parce que son pouvoir ne repose que sur la force et la violence. Des méthodes pré-politiques caractérisant la vie hors de la cité.

 Un grand classique

En 390 pages, Wien Weibert Arthus nous montre que tout l’objectif de François Duvalier, dans ses prises de décisions ne se résume qu’à une seule chose : la conservation du pouvoir. Voilà pourquoi il utilise « l’emprisonnement, l’exil et l’assassinat » pour asseoir son hégémonie et, du coup, créer une situation de panique et de peur généralisée au sein de la population. Sans oublier cette « propagande sur son statut d’être mystique, détenteur d’une mission divine qu’il se doit d’assumer seul, sans partage » (p. 74). D’où tout son cynisme. Selon l’auteur, les instruments de la diplomatie de Duvalier ne sont autres que la corruption, la propagande, l’espionnage, les « tontons-macoutes », le communisme, certaines décisions d’ordre utilitaire aux fins personnelles, entre autres la création de l’École nationale des hautes études internationales (Enhei) qui deviendra plus tard l’Inaghei (Institut nationale de gestion et des hautes études internationales), le populisme, mais surtout son choix de ne faire aucun voyage à l’étranger.

Lire l’ouvrage de Wien Weibert Arthus a été pour moi un immense plaisir. Il est d’une grande cohérence, et se lit sans fatigue aucune. Il est aussi d’une « grande valeur scientifique », comme le souligne le professeur Victor Benoît dans sa postface. J’ai pu comprendre deux choses : 1) en plus d’être démagogue, opportuniste, Duvalier est aussi un grand stratège, un homme fort et puissant, grand calculateur et manipulateur ; 2) que depuis François Duvalier jusqu’à nos jours, pas un seul de nos gouvernements, dirigeants politiques et tous ceux qui ont servi au niveau de l’État n’ont daigné placer les intérêts supérieurs de la nation à qui ils vouent toujours un amour sans borne au-dessus de leurs intérêts particuliers, de groupes ou de classes.

Vraiment, un classique à découvrir !

Dieulermesson Petit Frere

Wien Weibert Arthus, Duvalier à l’ombre de la guerre froide. Les dessous de la politique étrangère d’Haïti (1957-1963), Port-au-Prince, Imprimeur II, 2014, 390 pages.