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À Anse-à-Pitres, comme des sauvages...

On a beaucoup lu Aux frontières de la soif de Kettly Mars. Ce roman poignant et saisissant sur la situation des sinistrés du 12 janvier 2010 qui espéraient trouver le lait et le miel à Canaan. Ce morceau de terre perçu comme un eldorado à leurs yeux, mais devenu, en un clin d’œil, un lieu cauchemardesque et apocalyptique. Ils étaient nombreux ces chrétiens vivants, demi-morts, larmes aux yeux, le cœur en lambeau, une espérance morne dans leur cadence, à s’aventurer dans ce désert au beau milieu de cette capitale défaite. Canaan, un lieu où ils pouvaient cacher leur sombre misère. Un toit pour déposer leurs lourds fardeaux de la vieille vie en Haïti.

Non, nous ne sommes pas maudits ! C’est ce qu’écrivait Wébert Charles au lendemain de l’élection de Dany Laferrière à l’Académie française le 5 décembre 2013. Comme pour signifier que l’Haïtien a encore de quoi être fier de lui-même. Comme si seulement le rêve suffisait à nous faire pousser, en l’espace d’un cillement, au gré des circonstances, ce voilier qui prend la mer en direction de l’horizon. Suivant les vents contraires avec l’assurance d’échoir aux pieds du paradis.

Faut-il s’imaginer le périple de ces enfants du bon Dieu, en ces matins de soleil d’été, mains tendues, la tête levée vers le ciel, cherchant à tâtons, la route qui mène au pays natal. D’autres, pourchassés, errent, sans âme et sans parapluie de retour, contre la grêle et les douleurs de la faim, vers des lieux inconnus. D’autres encore sont dépouillés, déchirés jusque dans leur être, et conduits jusqu’au port, comme la chronique d’une vraie traversée du désert au rythme des sauvages qu’on amène à Gorée. Comme si Hilarion revenait parmi nous ou Amabelle Désir qui nous apporte la récolte douce des larmes versées de l’autre côté de la terre (promise). C’est Adèle et Pedro, pieds nus, qui laissent leurs souvenirs éparpillés dans la poussière des jours sombres parce qu’ils ne font plus partie du peuple des terres mêlées.

À Anse-à-Pitres, ce coin perdu du Sud-Est d’Haïti, la vie n’aura pas ce goût de terre mouillée qu’Anse-Bleu a su offrir aux Lafleur dans la rumeur du jour qui pointe aux chants du coq. Ni l’odeur de ce sel marin qui embaume les nuits de pleine lune. Ni la saveur et la senteur de cette mangue mûrie que cet enfant, né sous les tropiques, tient dans sa main gauche et prêt à offrir aux prisonniers de La Toussaint. Grannie ne saura jamais le sort de Jonas et ses enfants aux yeux bleus que le vent vulgaire du destin a jetés ici pêle-mêle, le ventre creux, dans ce tombeau à ciel ouvert. Lentement, Anse-à-Pitres enfile son costume aux allures de Peau de chagrin. Sous un soleil torride, le ciel gris-cendre, les uns la peau froissée, les autres le visage déformé par la misère, les enfants d’Ayiti Toma, comme Délira à Fonds-Rouge, lancent des cris désespérés en direction du bon Dieu. Même au fond du gouffre, sans ombre et repères, ils tiennent encore à la survie de leurs vieux rêves brisés…

 

Dieulermesson PETIT FRERE

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