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Kettly Mars au cœur de Canaan

Aux frontières de la soif est un livre entrainant et envoûtant. Pour ce livre , Kettly Mars, invitée d’honneur de la 20e édition de Livres en folie, a reçu en 2011 la bourse de la société du rhum Barbancourt à la création artistique. Le livre sera disponible à la 22ème édition de la foire du livre d’Haïti.

On est en janvier 2011. Une année à peine après le séisme. Fito Belmar en est à son sixième voyage à Canaan. Architecte-urbaniste, il gère des projets de construction de maisons au profit des délogés (les sans-abris) du sinistre pour le compte d’une organisation non gouvernementale. À Canaan, ce n’est pas sa motivation première. Il est plutôt à la recherche de la bonne chair. La chair puérile de ces petites filles au corps sain qui forment ce réseau de prostituées conduit par l’oncle Golème Gédéon, 37 ans, un proxénète cupide et calculateur, sous les yeux résignés de la population. Misère oblige. Voilà Fito Belmar possédé, habité par ce lieu qui, en même temps, le répugne. Il vit reclus. Écrivain, il perd la maîtrise de l’écriture. Entre son séjour à Abricots avec Tatsumi, cette Japonaise fraîchement débarquée en Haïti pour les besoins d’un article sur la situation de l’après-séisme, son attachement à l’alcool et son envie d’écrire ce livre, Fito est perdu. Il lui faut donc son salut.

Aux frontières de la soif est un récit accablant et émouvant. Il dépeint avec force la vie déshumanisante de ces pauvres créatures immolées sur le flanc de cette colline infernale. Ces rebuts de la société qui s’efforcent de survivre dans l’ombre des lendemains à risque. Parce qu’ils n’ont pas la certitude d’avoir découvert la Terre promise. Pas même la Nouvelle Jérusalem. La cité de paix. Encore moins La cité de Dieu. Moïse ne viendra pas. Certainement pas. Godot non plus. La situation désespérée provoquée par la condition inhumaine qui y prévaut n’aura pas de correction immédiate. Même sur le long terme.

Par ailleurs, c’est un récit à travers lequel sexe, pédophilie et prostitution font bon ménage. Fito est un prédateur sexuel. C’est de la chair d’enfant qu’il consomme. Il est déjà allé six fois dans ce lieu maudit. Possédé tout à coup par les vieux démons de midi, il est pris dans la trappe comme un lion pris au filet. Impuissant. Incapable de s’en défaire. Lui qui, auparavant, voulait en finir avec le statu quo. Il fait partie de ces hommes qui, dans notre société, en mal de jouissance, se cachent derrière leur position ou leur statut sur l’échiquier social, pour user et abuser de ces fillettes ou adolescentes animées de bonne volonté, pleines d’avenir mais confrontées aux embûches, aux dures réalités de ce pays mangeur d’hommes et de femmes.

Écrite à la troisième personne, l’histoire est racontée par un narrateur extérieur, invisible. Il est témoin du récit et dispose d’un œil qui voit tout (ce que Todorov appelle la vision par-derrière). Il y a très peu de descriptions, quelques digressions, et des analepses (pour utiliser la terminologie de Gérard Genette) qui marquent des arrêts momentanés du récit par des flash-back importants pour la compréhension et la progression du récit. Les personnages crées par le narrateur n’ont aucun secret pour lui. Il peut même lire dans leur tête.

La technique narrative utilisée (des discours directs et narrativisés alternent les scènes et les sommaires) joue un rôle important dans l’économie du récit. Cette sorte de dynamique narrative construit la linéarité du récit avec un nombre important d’événements (ce que Claude Bremond appelle les atomes narratifs) qui font progresser l’action –sans pour autant tomber dans les pièges du détail- et de petites indications sur les personnages, le décor des scènes ainsi que de petits commentaires du narrateur. À observer aussi les marques du discours direct, en italique, comme pour mettre en relief la responsabilité de l’acte du langage –donc du locuteur.

Comme toute œuvre littéraire, Aux frontières de la soif, pour répéter un peu Todorov, s’inspirant lui-même des formalistes russes, a deux aspects : une histoire et un discours. Histoire, parce qu’il évoque une certaine réalité en présentant des événements, des personnages qui s’apparentent et se confondent avec d’autres de la vie réelle. Et discours, parce qu’il y a la présence d’un narrateur qui relate l’histoire et, à son opposé, le lecteur qui la perçoit. Ce que Chklovski appelle l’événementiel et le compositionnel. C’est un récit vivant qui ne laisse de côté aucun des matériaux qui constituent le tissu social de l’Haïti d’avant et d’après le 12 janvier 2010.

Dieulermesson PETIT FRERE

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