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Mathilde dans ma mémoire...

J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.

Baudelaire, Les fleurs du mal, Spleen, LXXVI.

Il y a le bleu de la mer. Il y a le gris de l’horizon. Et le ciel. Le vide. Puis, l’étendue…

Il faisait déjà nuit quand la voix du capitaine annonça le décollage. L’avion avançait lentement sur le tarmac, dans le plus grand silence comme un vieux serpent cherchant sa route au fond des bois. Il pleuvait dehors, de ces pluies fines qui annoncent le lever du jour. Mathilde rangea ses affaires dans son sac à dos et prit place à côté de moi. Elle devait avoir vingt ans quand je l’ai rencontrée pour la première fois.

C’était à Nice, sur la côte de la Méditerranée, un après-midi de mai quand les bateaux partent pour l’Atlantique. Un vent d’amertume flottait dans le coin de ses yeux. Elle avait l’air triste. Je pensais tout de suite que c’était peut-être à cause d’un chagrin d’amour. Elle marchait la tête dans la lune, les yeux mi-clos, c’était à peine si elle arrivait à contrôler ses pas… Je me suis mis à la regarder longtemps. Brusquement, elle s’arrêta, à quelques mètres de l’entrée qui donne accès au pont. Je pensais à l’aborder, lui dire le bonjour et m’enquérir de la cause de son malaise. Mais ce regard renfrogné, son rire étrange, j’ai tout de suite renoncé.

Elle était là sur le pont, juste à côté de moi, les bras appuyés contre le mur, le visage renversé, elle cherchait la face de l’eau. Elle avait un beau corps. Elle portait une longue jupe, fine, d’un bleu pale, couleur du ciel lorsque le temps est peu clair, et qui laisse voir ses hanches. Un t-shirt crème sans motifs faisait deviner les contours de ses deux petits seins. Le vent balançait la base de sa jupe. J’ai pu voir ses petits pieds roses, elle les balançaient doucement dans l’étendue. Elle tenait une bouteille d’eau dans une main et un livre dans l’autre avec un crayon à l’intérieur qui devait sans doute luiservir de marque-page. Le crayon tomba et roula jusqu’à mes pieds. Je me baissais pour le ramasser et mon front se heurta contre le sien au moment de me lever. Nos regards se croisèrent. Nos lèvres aussi. Surpris, nous nous excusions timidement avec ces mots maladroits dont on se sert en temps d’embarras.

Le soleil se couchait à peine. Les derniers rayons traversaient le ciel à la manière d’un courant d’air tellement tout passait si vite. Comme s’il fallait faire place à autre chose. La nuit, par exemple. Nous sommes restés longtemps sur le pont à attendre. À regarder passer le temps, l’onde qui fuit. À parler du passé, des autres, de nous. Et de tous ceux qui prennent la mer pour revenir ensuite ou ne plus revenir. L’espoir en bandoulière, en direction de toutes ces illusions perdues.

Le Pandora, un gros bateau de croisière grec, venait de jeter l’ancre. Nous le regardions s’éloigner, déchirant l’eau en direction du levant. Un gros coup de klaxon troua le silence. Au loin, un éclair fendit le ciel. Je regardai l’heure, 19h42, Mathilde avait froid. Elle appuya sa tête contre mon épaule et se mit à me parler à voix basse. Cela faisait seulement quelques heures que nous nous étions rencontrés. Le courant passait si vite que nous avions l’impression de nous être connus des milliers d’années auparavant. Je passais ma main droite autour de sa taille et la serrais contre moi. Elle fit de même. Je sentis toute la chaleur du soleil contre mon corps. Quelques gouttes d’eau dégoulinèrent le long de mon épaule droite. Les yeux rougis par les pleurs, Mathilde ne remettait pas encore de la mort de sa mère, Lise, disparue dans les événements tragiques du 13 novembre 2015 aux abords du Bataclan.

Lise était ce qu’elle avait de plus précieux au monde. Fille unique, toute son existence tournait autour d’elle. Depuis, elle ne s’accrochait plus à la vie, même pas à la sienne devenue jour après jour une peau de chagrin.

Mathilde est à côté de moi. Dans cet avion qui nous emmène sous les Tropiques, le pays de Jacques Soleil pour refaire connaissance avec la terre natale. Le visage collé à la fenêtre, les yeux rêveurs, je me mis à m’imbiber de tous ces souvenirs laissés sur le pont de la côte d’Azur.

Tout à coup, un bruit sec déchira le silence et me fit sortir de ma rêverie. Le temps de reprendre mes sens, l’appareil décollait…

Dieulermesson PETIT FRERE

 

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